Par Éric FREYSSINET
Officier général de gendarmerie

Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce numéro d’Enjeux numériques, l’actualité sur les mondes virtuels était accaparée par les annonces de certains industriels, l’émergence annoncée de technologies Web3 et un engouement particulièrement visible de nombreux acteurs économiques.

Depuis, Facebook a discrètement refermé la porte sur cet épisode, comme un soufflé raté. Ces soubresauts ne doivent pas masquer les réalités de fond, à savoir des technologies utiles qui transforment progressivement les apprentissages, la vie professionnelle ou les divertissements.

L’imaginaire, la création, les religions ont souvent recours à des mondes imaginaires, où l’homme projette sa personne ou des êtres surnaturels, qu’il admire ou qu’il craint. Cette capacité à se projeter est de plus en plus soutenue par des outils numériques qui permettent de jouer, simuler, tester en toute sécurité, faciliter les interactions ou encore se mêler à la réalité en l’augmentant.

En France, l’expérience de Laval, depuis 1996, a su montrer une véritable dynamique d’innovateurs dans les technologies d’immersion, de la réalité virtuelle à la réalité augmentée (regroupées sous la terminologie des solutions XR – ou réalité étendue), au travers du salon qu’organise l’association Laval Virtual chaque année, mais aussi grâce aux travaux du centre de ressources technologiques du laboratoire CLARTE, et des collec-
tivités et entreprises qu’elle accompagne et qu’elle soutient.

Plusieurs témoignages dans ce numéro illustrent cette dynamique, mais aussi les nombreuses questions que posent ces technologies. Très souvent, les auteurs nous appellent à revenir à des réalités beaucoup plus concrètes sur ce qui est possible et pertinent en termes d’usages, chacun dans son domaine. Ainsi, les technologies XR rendent possible l’exploration de musées lointains, de lieux aujourd’hui disparus ou trop fragiles, de la conformation des organes au sein du corps humain.

Plus accessible, l’univers du jeu est peut-être celui qui est le plus dynamique, et où les acteurs français sont très présents. En observant cet univers ludique, on y retrouve toutes les tendances qui s’imposent ailleurs : à chaque type de jeu, des choix de technologies efficaces sans chercher à toujours mettre en avant le réalisme, mais plutôt les qualités que recherchent les joueurs (jouabilité, scénario, complexité, interactions ; dans certains cas, expériences nouvelles à chaque partie, etc.). Certains établissent même des communautés
avec leurs joueurs pour leur permettre de participer à la création des nouveaux jeux ou leurs évolutions.

Et c’est sans surprise que l’on retrouve les mêmes tendances dans les métavers, qui sont aujourd’hui majoritairement utilisés à des fins ludiques. Si le lecteur prend le temps de passer quelques heures dans ces différents univers, où le contenu est apporté par les utilisateurs, il découvrira que ce sont des nouveaux espaces de création. On y voit apparaître des marques qui n’existent pas ailleurs, des constructions ou des vêtements – pour l’instant – impossibles dans le monde traditionnel, et surtout chacun des « joueurs » est
en réalité rapidement happé par l’envie de créer lui aussi. Les outils y sont souvent très accessibles, intégrés aux plateformes ou disponibles sous forme de logiciel libre (on pense par exemple à Blender qui rend accessibles la création et l’animation à tous… avec une phase d’apprentissage non négligeable).

C’est donc tout naturellement que le monde du luxe s’intéresse vivement à ces nouveaux usages, pour y faire connaître ses créations sous une nouvelle forme, mais aussi peut-être pour dénicher de nouveaux talents. Parmi ces nouveaux talents, peut-être certains auront-ils été formés par l’association Creative Handicap qui témoigne dans les pages qui suivent.

Tout au long de cette exploration, de nombreuses questions se posent : performances et coûts des technologies – qui sont toutefois de plus en plus accessibles –, lourdeur et acceptabilité des interfaces, adaptation des choix technologiques et des interfaces aux besoins réels des utilisateurs, propriété intellectuelle, éthique et… preuve numérique exploitable par le magistrat en cas d’infraction.

Le point de vue qui semble être le plus partagé est peut-être, comme souvent en matière de technologies, celui de l’adaptation des outils et des interfaces aux réels besoins des utilisateurs finaux.

Et c’est peut-être ce que l’on a observé avec les projets avortés (ou retardés) de métavers universels d’une partie de l’industrie américaine : à vouloir mettre un même outil à toutes les sauces, il devient insipide pour la plupart des personnes ciblées. Ce sont peut-être aussi les questions éthiques sous-jacentes et auxquelles on n’a pas répondu qui ont freiné l’appropriation : celles sur les données collectées par ces nouvelles interfaces et leur impact sur la vie privée.

Parmi les autres questions, l’immixtion des solutions de NFT ou autres contrats reposant sur des chaînes de blocs signées cryptographiquement (blockchain) est peut-être celle qui pose le plus de questions au lecteur attentif. En effet, les NFT sont souvent mis en avant dans le concept de Web3, qui nécessiterait de telles technologies pour assurer la traçabilité des transactions et la propriété dans les espaces virtuelles. Force est de constater que cette vision n’est pas partagée par tous, qui soit estiment ne pas en avoir forcément besoin (comme les créateurs de Second Life1) ou tout simplement les bannissent de leurs plateformes (Valve et Steam) quand d’autres les accepteraient (Epic)2. Au final, il semble que les NFT pourraient répondre à certains usages aussi dans les mondes virtuels, mais ils n’en constituent a priori pas une pierre angulaire.

Il est donc vraisemblable que l’on continuera de voir se développer massivement ces technologies, mais chacune des briques étant choisie ensuite finement en fonction de l’usage qui en sera fait ensuite, pour créer des expériences sur mesure. Par exemple, la réalité augmentée dans le monde industriel ou médical doit être précise, parfois capable de réagir en temps réel pour garantir la sécurité, mais n’a pas forcément besoin d’un réalisme de niveau cinématographique.

Pour toutes ces raisons, comme le souligne le rapport de la mission sur le développement des métavers rendu public le 24 octobre 20223, il est évidemment indispensable que la France, et évidemment l’Europe autour d’elle, continuent d’investir dans ces technologies. Non seulement parce qu’elles en ont la capacité, comme le montre la dynamique des innovateurs et des créateurs – en particulier dans l’industrie du jeu –, mais aussi parce que leur histoire leur permettra peut-être d’aborder les questions éthiques avec d’autant
plus d’agilité.

« L’horizon métaversique » sera donc manifestement fait de ce savant mélange d’innovation, de culture et de création, où les usages se croisent et s’alimentent les uns les autres, et où l’éthique et le droit avancent en même temps. Nous espérons que la lecture des articles qui suivent vous en convaincront.

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