Par Thierry DUFRÊNE
Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Paris Nanterre

« Si tous les êtres devenaient fumée,
les narines les discerneraient »,
Héraclite

En 1940, Adolfo Bioy Casarès concevait dans L’Invention de Morel (1940) le plus convaincant des « mondes virtuels » de notre ère contemporaine. Au cours des années 1960-1970, à la rencontre de l’aventure spatiale lunaire, du développement des mass media, des utopies de la jeunesse et du psychédélisme, la science-fiction – Wells, Asimov et K. Dick – imagine à son tour des « mondes virtuels ». Dans la décennie suivante, après l’hyperréalisme dans les arts visuels, la simulation et la séduction du faux (fake) passionnent les chercheurs et les artistes tout autant que les ingénieurs. Avec Internet, les « mondes virtuels » sont devenus la norme des interfaces homme-machine et des réseaux informatiques. L’interactivité (multi-joueurs) et la simulation offrent à ces mondes ce qu’Étienne Souriau appelait en 1943 une « possibilité absolue » : un imaginaire de la connexion est né. Cet article pose la question d’un nouveau pacte d’extension anthropologique où l’humain s’émule à son double et à ceux du monde. Mais lorsque les dispositifs
immersifs et les interfaces (lunettes 3D et gants haptiques) seront remplacés par des greffes à même le corps humain, comme l’augure le transhumanisme, de quoi sera porteuse la rencontre de l’actuel et du virtuel ?

Dans le métavers, mon avatar achète une maison dans un domaine, il / je paie avec une cryptomonnaie, il s’offre de même une paire de chaussures à la boutique Nike du coin (du coin de quoi ?) et se promène pour aller au musée (voir de l’art crypto fondé sur les NFT, des jetons cryptographiques uniques et indivisibles) ou pour croiser (interagir avec ?) d’autres avatars porteurs d’autres chaussures qui n’existent que là, sortent
de maisons qui n’existent que là1. « Là », où ? La réalité virtuelle (VR) est la dernière venue des doublures du monde. Nous entendons par là les multiples schizes qui, au cours de l’histoire, ont fissuré l’actuel, où le temps s’écoule et où, corps et esprit à la fois, les humains éprouvent l’existence, inédite, imprévisible, et le virtuel2, où le temps est une fiction contrôlée par un répertoire défini d’actions. Des religions et des mythologies antiques, de la Bible aux utopies / dystopies politiques et scientifiques du XVIIIe au XXe siècle, de telles doublures du monde abondent. Avec Internet, les « mondes virtuels » vont devenir selon Lev Manovich « la norme nouvelle des interfaces homme-machine et des réseaux informatiques »3. L’interactivité (multi-joueurs) et la simulation confinent à ce qu’Étienne Souriau appelait une « possibilité absolue » : un monde d’êtres fictifs qui pourraient exister (pseudo-réalités ; mock-existences), « sollicitudinaires »4 – au sens où, comme les héros de la fiction, ils ont besoin de nous pour « exister » –, des tamagotchis aux avatars. Au-delà du passage de l’actuel au virtuel, et réciproquement (au cœur de la vie individuelle et sociale), l’enjeu devient la transformation de l’un en l’autre : un imaginaire de la connexion est né.

Mondes parallèles

Le platonisme, distinguant le monde des idées et celui des corps, et la religion judéo-chrétienne ont ancré profondément en Occident la conception dualiste de mondes qui s’opposent, même si pour atténuer l’angoisse du jugement dernier, l’église catholique inventa un lieu intermédiaire – le purgatoire – entre paradis et enfer5. La jonction entre l’actuel et le virtuel se fait hors monde, dans une eschatologie apocalyptique, sauf dans le cas des hybridations entre règnes (Métamorphoses d’Ovide, Ier siècle). Sur Terre – si l’on peut dire –, le passage de l’un à l’autre n’est permis qu’à quelques élus : Ulysse qui descend dans les enfers d’Homère et dans les limbes, Orphée qui n’en peut faire remonter Eurydice. Du romantisme noir (Füssli, Blake) à Inception (2010), en passant par Orphée (1950) de Cocteau ou Les Ailes du désir (1993) de Wenders, quelques passeurs voyagent d’une rive à l’autre. Un monde virtuel peut être un refuge où l’on échappe à la prédation et / ou champ d’action pour un avatar en rupture de corps, comme dans la Pandora de James Cameron (les films Avatar, 2009, 2022). Dans les utopies (ou dystopies) philosophiques et littéraires, de More et Campanella à Swift, Voltaire et Defoë, les « mondes parallèles » reproduisent cette division. Le merveilleux scientifique cher à Maurice Renard (1875-1939) – les inventions qui changent le rapport au monde, les récits d’anticipation – prend ensuite le relais : chez Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les mers réactive le mythe de l’Atlantide, le Château des Carpathes (1892) est du pré-cinéma. Dans ces récits-là,
le monde virtuel est préféré à l’actuel, le premier se gagnant par le sacrifice (la perte) du second. Nemo ne reviendra pas à la surface ; la cantatrice Stilla qui revit dans la fantasmagorie du baron Rodolphe de Gortz est morte. La convergence entre le roman populaire et la haute littérature symboliste à la fin du XIXe siècle ne peut que frapper : dans À Rebours (1884), Des Esseintes, le héros de Huysmans, vit dans un monde entiè-
rement artificiel dont il ne sort plus ; dans L’Ève future (1886), Villiers de l’Isle-Adam fictionnalise un personnage d’inventeur réel, Thomas Edison6, créant un androïde en tous points réaliste et dont la parole est issue de cylindres sur lesquels ont été enregistrées les œuvres littéraires majeures de l’humanité. Un programme, ancêtre de ChatGPT, choisit parmi cette base de données immenses, les réponses pertinentes à l’interlocuteur-amant humain (ce qui fait de l’Ève en question une sorte de sex doll avec IA, ou une Her (2013)
avant la lettre).

En 1940, au moment où René Daumal écrivait Le Mont Analogue (entre 1939 et 1944, publié seulement en 1952 après sa mort, qui extériorisait le monde intérieur comme espace virtuel d’une quête de l’absolu), l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casarès, grand ami de Borgès, concevait dans L’Invention de Morel (1940) le plus convaincant des « mondes virtuels » de notre ère contemporaine7. Le roman constitue une anticipation
géniale de nos questionnements politiques et éthiques devant la montée en puissance (hors de contrôle ?) de la virtualisation. Morel a enregistré les amis qu’il a invités dans une île dotée d’un musée, d’une piscine et d’une chapelle, au moyen de caméras de son invention cachées dans les miroirs (voir la Figure 1) ; les images qu’il en a obtenues sont d’un nouveau genre : ce sont des hologrammes parfaits qui existent (?) en dehors
de toute projection sur un écran – il aurait même réussi à enregistrer les pensées les plus intimes de ses invités ; sur le principe du « jour sans fin », la semaine enregistrée se rejoue éternellement bien après le départ (la disparition) des hôtes de Morel et de l’inventeur qui s’est lui-même enregistré, en particulier dans sa relation amoureuse complexe avec une femme nommée Faustine (Faust ?). Le moyen de cette diffusion (éternelle) – qu’on dirait aujourd’hui holographique, mais cela n’existait pas en 1940 – est l’énergie
fournie par des machines mues par les marées. Calculée sur la base d’études marines de long terme, la position des machines s’avère inadaptée au changement du régime des marées (notre futur changement climatique ?), et devant les yeux horrifiés et bien vite captivés d’un naufragé (le narrateur du livre, l’homme qui envoie le manuscrit comme une bouteille à la mer – le joueur de ce monde virtuel ?), des « intrus » se mettent à apparaître (connexion) et disparaître (connexion perdue) sur l’île qu’il croyait déserte (voir la
Figure 2). Il tombe même amoureux de Faustine en vrai, alors qu’il comprend au bout d’un certain temps (celui de l’expérimentation du dispositif) qu’elle n’est qu’une image, et non un être incarné. Il s’est épris d’un simulacre, mais l’émulation avec Morel le conduit à se rendre maître des machines et à s’enregistrer dans la boucle virtuelle des images projetées, et à devenir lui-même un « intrus » dans le monde des images : il aura pris soin de donner l’image d’une proximité amoureuse avec Faustine. Il change donc les disques, non sans avoir compris que les machines tuaient : une fois enregistré, l’être dépérit et seule son image (avatar ?) vit. Il sait qu’en s’enregistrant, il mourra, mais il préfère cela à ne pas s’inscrire dans le temps éternel de l’image, le monde de l’idée de l’amour de Faustine. Mais pour quel spectateur ? Dans les derniers feuillets où il décrit sa déchéance physique, il espère un inventeur, le troisième après Morel (anagramme de « le mort ») et lui-même (le naufragé) : l’homme d’une alliance nouvelle après un nouveau Déluge (une guerre mondiale, une dictature politique universelle – il fuit la police de son pays –, une catastrophe écologique ?) : un inventeur qui saurait permettre aux images (avatars) de pénétrer dans la conscience les unes des autres – c’est-à-dire d’obtenir une transparence totale : alors seulement, il pourra – écrit Bioy – entrer « dans le ciel de la conscience de Faustine » ; formulation eschatologique d’un paradis possible de la virtualité, transparence totale désirable ou prison numérique, paroxysme du panoptique de Bentham.

Figure 1. Pierrick Sorin, esquisse du projet pour l’exposition
« L’Invention de Morel ou la fabrique des images », Maison de l’Amérique latine (2018),
Commissariat T. Dufrêne (Copyright : Pierrick Sorin).
Figure 2. Rafael Lozano-Hemmer, First Surface (2012), ordinateur, Kinect 360,
projecteur, miroir, image 175 x 122 cm, pour l’exposition « L’Invention de Morel
ou la fabrique des images », Maison de l’Amérique latine (2018),
Commissariat T. Dufrêne (Copyright : Rafael Lozano-Hemmer).

Monde virtuel numérique

Dans les années 1960-1970, à la rencontre de l’aventure spatiale lunaire, du développement des mass media, des utopies de la jeunesse et du psychédélisme post-Doors of the perception (1954) d’Aldous Huxley, la science-fiction – Wells, Asimov et K. Dick – qui augmente la distance entre les mondes habités, imagine des « mondes virtuels » pour rapprocher les séparés et faire communauté. En 1968, dans Do Androids Dream of
Electric Shee
p (Ridley Scott, Blade Runner, 1982, puis Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, 2017, voir la Figure 3), Dick imagine un monde post-apocalyptique où chacun chez soi communique avec tous les autres éparpillés dans l’univers au moyen d’une « boîte à empathie » : on y voit à l’écran un homme de dos qui monte péniblement la pente raide d’un chemin caillouteux, après quelques secondes on est soi-même cet homme appelé Mercer et on ressent tout ce qu’il ressent en même temps que tous les autres connectés à la « boîte à empathie » – un peu comme l’image du Léviathan de Hobbes où la multitude compose la figure immense du monarque. Mercer est lapidé et chacun en ressent la douleur sur son propre corps. Il s’agit d’une figure christique. S’échappant de la réalité, l’usager de la boîte expérimente une vision transformatrice qui est, au minimum, un exercice d’apprentissage, et, au plus haut niveau, un « exercice spirituel » au sens d’Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre des Jésuites, qui recommandait aux professes de se figurer mentalement – jusque dans le moindre détail – la Passion du Christ : les images des églises jésuites et
baroques y aidaient les profanes. Selon Dick, c’est par l’entraînement de l’empathie que les humains se distinguent des robots. Ce que diffuse la boîte à empathie est à l’opposé de la télévision de divertissement diffusée en continu par l’ami Buster.

Figure 3. Denis Villeneuve, Blade Runner 2049 (2017),
Source : Wikicommons.

Dans les années 1980, après l’hyperréalisme dans les arts visuels, la simulation et la séduction du faux (fake) passionnent les chercheurs et les artistes tout autant que les ingénieurs. Jean Baudrillard publie Simulacres et simulation (Paris, Galilée, 1981) et démontre que le simulacre ne cache pas la vérité : il en tient lieu. Dans La guerre du faux (Paris, Grasset & Fasquelle, 1985), Umberto Eco nous fait voyager dans les musées de
cire, les dioramas, les Disneyland de la culture américaine. Les mots-clés de son « voyage dans l’hyperréalité » sont : “more” et “the real thing”. Donner à voir plus que dans l’original, souvent européen (que ne verront pas les visiteurs) – par exemple des pieds ajoutés à un portrait en buste peint transformé en objet tridimensionnel (à propos d’un portrait augmenté de Peter Stuyvesant, fondateur de New York, Eco écrit : « on voit même son derrière ! ») – ou encore reconstruire tel que c’était vraiment : par exemple reconstruire une ferme du XIXe siècle avec des vrais moutons, quitte à les obtenir par écolo-archéologie – car les moutons d’aujourd’hui sont différents ! L’exposition conçue pour le Centre Pompidou par Jean-François Lyotard en 1985, qui ne présente encore que des Minitel, précède ce que Milad Doueihi a appelé la « grande conversion numérique » (Internet)8.

Le « monde virtuel » numérique, qui hérite de l’imaginaire de ceux qui l’ont précédé, est issu de la conjugaison de la simulation et de l’interactivité. Là aussi, les artistes ont ouvert la voie. Dans The Legible City (1989-1991), installation interactive de l’Australien Jeffrey Shaw, le spectateur-acteur monte sur une bicyclette et pédale face à un écran géant qui figure une ville dont les rues sont faites d’une double rangée de mots en perspective qu’il voit se profiler au loin, dépasse et qu’il laisse derrière soi. Chaque coup de guidon lui permet de bifurquer et de changer de rue (et de paysage – d’aire – sémantique). Chaque coup de pédale imprime au dispositif une vitesse particulière. Les autres visiteurs observent ses choix, son itinéraire. Dans cette cité virtuelle – engendrée par le programme –, Shaw mobilise deux imaginaires : celui du livre à choix multiple, celui des rapports de la carte et du territoire. Sans remonter au Songe de Poliphile ou à la Carte du Tendre, on pense aux Villes invisibles (1972) d’Italo Calvino, à la longue lignée des utopies et plus particulièrement à Borgès et à son « jardin aux chemins qui bifurquent », à son monde comme bibliothèque. La différence entre le domaine du métavers et l’œuvre de Shaw, c’est que le dispositif a absorbé le spectateur-acteur, comme dans la Bible, la baleine avale Jonas : l’habitant du métavers ne voit les autres que dans ce domaine-là et
sous cette description particulière de l’avatar. Une pièce intermédiaire de Shaw montre le passage : The Golden Calf (1994). Le spectateur entre dans une salle avec un socle vide où est accroché un ordinateur. Sur l’écran, l’image d’une sculpture représentant le Veau d’or. En tenant l’écran d’une certaine manière, le spectateur va pouvoir poser la sculpture sur le socle et l’admirer (l’adorer), mais uniquement dans un « monde virtuel » mappé sur l’espace réel.

Doublement du monde ou monde augmenté ?

Superman (1938) se retire dans la forteresse de la solitude, son « musée des souvenirs » où tout est enregistré sous forme de copie ou même sous forme originale et miniaturisée comme la ville de Kandor. Dans Solaris (livre de Stanislas Lem, 1961, puis film de Tarkovski en 1972), les « visiteurs » sont des simulacres puisés par l’Océan dans les souvenirs des astronautes. Dans Himmel über Berlin (Les Ailes du désir, 1987), l’ange Damiel s’incarne par amour pour une trapéziste, et alors, le film passe du noir et blanc à la couleur. L’irruption des images de synthèse dans Jurassic Park (1993) produit à l’écran l’effet de surprise et d’horreur que le roman de Conan Doyle Le monde perdu (1912) anticipa.

Là où le monde virtuel numérique est le plus troublant, c’est lorsqu’il prend la place de l’actuel. Dans L’Invention de Morel, les objets réels – y compris les machines – sont doublés par leur copie. Une fois la projection lancée, le naufragé ne peut ouvrir une porte qui a été enregistrée fermée ; il se trouve prisonnier dans le monde virtuel. N’est-ce pas l’argument même des Matrix à partir de 1999 ? Les simulacres de Bioy n’anticipent-ils pas les “digital twins” – copies numériques d’objets – de Second Life (2003) ou plus près
de nous de Decentraland (2020) ou du métavers ? Dans L’Homme variable (1953), Philip K. Dick imagine que Thomas Cole est capable d’un dialogue si intime avec les machines de calcul qu’il en fait varier les prédictions : il en est la « variable ». Son empathie avec les machines est une alternative à l’angoisse engendrée par la peur du robot télépathique qui pourrait prendre le contrôle des humains, type HAL9000 de 2001, Odyssée de l’espace (1968). Dans Morel’s Panorama (2003), l’artiste japonais Masaki Fujihata propose de la même manière au visiteur d’introduire une variabilité infinie par sa présence (voire son jeu) dans le dispositif ouvert d’enregistrement/projection (voir la Figure 4). Le passage de l’approximatif (si l’on reprend le titre du recueil de poèmes publié par Tzara en 1931 : l’homme moderne comme approximation calculée) au variable (Philip K. Dick) constitue l’apport du numérique à la création de « mondes virtuels ». Prenons l’œuvre en VR
d’Anne-Laure Cazin, Freud, la dernière hypnose (2019). Le spectateur peut changer de point de vue : soit il est le patient, soit il est Freud ; aujourd’hui, l’artiste travaille à un cinéma neuro-émotif où le spectateur doté d’un double équipement (casque de VR et casque à électrodes pour EEG) peut modifier l’ambiance du film projeté (musique, couleurs) et infléchir le déroulement du film selon ses réactions émotives – des mesures
d’ondes cérébrales sont faites régulièrement, qui commandent la bifurcation du contenu narratif (soit il s’agit d’une résultante, l’ambiance d’une salle dans laquelle trois ou quatre personnes sont équipées, soit il s’agit d’une expérience individuelle). On peut imaginer à terme une sensibilité particulière de pilotage du dispositif par le cerveau sensible.

Figure 4. Masaki Fujihata, Morel’s Panorama (2003), ordinateur, caméra panoramique,
projecteur, pour l’exposition « L’Invention de Morel ou la fabrique des images »,
Maison de l’Amérique latine (2018), Commissariat T. Dufrêne (Copyright : Masaki Fujihata).

Dès lors, l’opposition entre les deux modes d’existence que Sartre a établis dans L’imaginaire (1940) – je ne peux pas vivre en même temps ma vie actuelle et ma vie virtuelle : soit je vis dans la réalité, soit je vis sur le mode imaginaire – serait troublée. Loin de n’être qu’une nouvelle déclinaison de l’« ère du faux » étudiée par Eco, ou encore une pure création d’usages marchands, le « monde virtuel numérique » brouillerait les
ontologies et ferait de la commutation de l’une à l’autre – le « jouable » comme « exercice spirituel » –, un entraînement à la variabilité critique des modes d’existence (Souriau), un nouveau pacte d’extension anthropologique – où l’homme s’émule à son double (statue, mannequin, automate, robot, IA…) et à ceux du monde (espaces artificiels, « musées imaginaires », analogues de la science expérimentale, etc.). Une interrogation encore : lorsque les dispositifs immersifs et les interfaces (lunettes 3D et gants haptiques) seront remplacés par des greffes à même le corps humain, comme l’augure le transhumanisme, la transformation physique fera-t-elle de l’usager non plus seulement un Ignace de Loyola à visions intermittentes, pouvant basculer de l’actuel au virtuel, mais un permanent « transformé » selon l’expression forgée par Bioy – décidément l’écrivain indispensable pour nos questions actuelles – dans Plan d’évasion (1945) ? Dans ce roman, Castel, gouverneur de Cayenne et des îles, dont l’île du Diable où était le bagne où Dreyfus fut détenu de 1895 à 1899, a un « plan d’évasion », insolite et désespérée quête de bonheur
collectif. Cette fois, pas de machine à images, mais une transformation physiologique qui touche aux cinq sens de l’homme. Castel opère trois détenus et s’opère lui-même : en modifiant le système de perception des « transformés », il parvient à leur faire voir des plages, des bras de mers à la place des murs, un panorama d’« îles entourées d’eau » qui sont en réalité les autres cellules avec leurs habitants. Le moyen est de modifier leur système optique et de réaliser des « combinaisons entre les sens » pour que leur cerveau ne puisse pas voir autre chose que ce que Castel leur a appris à voir mentalement comme le lieu idéal où s’évader : une île déserte et paradisiaque : « Ils arrivèrent à s’en faire une image réelle, obsédante »9. Castel choisit de greffer sur son nerf auditif les sonorités du premier mouvement de la Symphonie n°4 en mi mineur de Johannes Brahms, l’équivalent de ce que sera la Cinquième symphonie de Beethoven dédiabolisée pour Alex, le héros de Burgess, après avoir subi le traitement « Ludovico » dans Orange mécanique publié en 1962, dont Stanley Kubrick tira en 1971 un film célèbre.

Mais c’est une autre (inquiétante) histoire. Y aurait-il un Castel chez Zuckerberg ?

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