Faire compter notre temps de cerveau

De Romain BEY et Albertine DEVILLERS,
Ingénieurs des mines

Nous passons aujourd’hui un temps considérable devant des écrans, pour nos loisirs, notre vie sociale, notre travail. Certains disent que nous sommes devenus des “crétins digitaux” et sommes victimes de nouvelles addictions. Faisons-nous face à un scandale sanitaire induit par les technologies numériques ? Serait-il pertinent d’optimiser la manière dont nous allouons notre temps de cerveau ? Mesurer ce temps permettrait de mettre en place des régulations pertinentes pour accompagner la transition numérique de nos sociétés.

Le 5 août 2024, après quatre mois d’un bras de fer médiatisé, le commissaire européen Thierry Breton annonçait le retrait définitif de TikTok Lite du marché européen. Depuis avril 2024, ce réseau social rémunérait ses utilisateurs en fonction du temps qu’ils passaient connectés à l’application, l’objectif étant de maximiser la quantité de publicité diffusée et ainsi les revenus de l’entreprise. Les risques induits, en particulier d’addiction pour les mineurs, ont suscité une levée de boucliers.

L’épisode TikTok Lite est-il un cas isolé ou est-il révélateur de nouveaux risques et d’une insatisfaction de la part des citoyens européens vis-à-vis de leur environnement numérique ?

Quel usage faisons-nous de notre temps ?

En une trentaine d’années, les technologies numériques ont profondément modifié notre quotidien. D’après Médiamétrie, les Français passent en moyenne 4 heures 37 minutes par jour à regarder des vidéos1. Les écrans sont aujourd’hui omniprésents, au travail, à notre domicile, ou lorsque nous nous déplaçons. Après la diffusion de la télévision, l’émergence d’Internet, des ordinateurs portables et des smartphones a fait émerger de nouvelles pratiques : vidéo à la demande, réseaux sociaux, messageries instantanées, etc.

Rares sont ceux qui souhaiteraient bannir le numérique. Ses bienfaits sont reconnus et désirés. Pouvoir se connecter à Internet est considéré comme essentiel, et une politique publique volontariste a permis de favoriser une large couverture du territoire par les réseaux de télécommunication.

Comme toute transformation, la transition numérique a néanmoins été accompagnée de nouveaux problèmes. Assez tôt, les débats ont porté sur les contenus véhiculés : contenus violents, sites pornographiques, propagande étrangère, etc. De nouvelles régulations sont en train d’être mises en place pour limiter les effets néfastes liés à ces types de contenus. Elles portent par exemple sur la modération des réseaux sociaux ou l’accès au contrôle parental.

Mais les problèmes issus des usages numériques ne sont pas uniquement liés aux contenus. En particulier, l’adoption massive des pratiques numériques a profondément modifié l’allocation de notre temps. Certains considèrent que la durée ou la fréquence de nos pratiques numériques sont excessives et induisent des effets néfastes. Certains auteurs parlent de « crétins digitaux », ou comparent notre capacité d’attention à celle d’un poisson rouge. Un vif débat porte sur la notion d’addiction comportementale, à Internet, aux jeux vidéos, aux réseaux sociaux. Il semble donc pertinent de traiter un nouvel ensemble de problèmes, qui portent non plus sur le contenu numérique, mais sur le temps de cerveau que nous y consacrons.

Une nouvelle forme d’addiction ?

Sommes-nous face à un scandale sanitaire, les écrans devenant une nouvelle drogue ? En l’absence de substance addictive, nous devrions parler d’une addiction comportementale. Ce concept est âprement débattu dans la communauté scientifique, car il se situe à la frontière du champ médical. Pathologiser certains comportements peut conduire, sous couvert de scientificité, à prendre des positions normatives. Pourquoi parler d’addiction aux réseaux sociaux mais pas d’addiction au shopping ou au sport ?

L’Organisation mondiale de la Santé a reconnu récemment deux premières addictions comportementales : celles aux jeux d’argent et aux jeux vidéo. Malgré des débats importants dans les années 2010, elle n’a jamais reconnu une addiction à Internet. Il n’est pas évident que la médicalisation de certains comportements soit étendue, car rares sont les personnes dont l’usage du numérique est à ce point problématique qu’elles nécessitent une prise en charge médicale. Néanmoins, la majorité de la population est impactée par les conséquences de la transformation de notre quotidien et de la répartition de notre temps.

Un parallèle peut être fait avec un changement qui a eu lieu dans la manière de considérer l’intoxication au plomb des enfants. Dans les années 1980, cette pathologie était considérée comme pratiquement disparue en France car très peu de cas aigus étaient traités dans les hôpitaux. Néanmoins, un rapport de 1999 de l’Inserm a changé nos représentations en indiquant que 85 500 enfants de 1 à 6 ans présentaient une « imprégnation saturnine » pouvant affecter leur bon développement, en particulier cognitif. Les malades présentaient peu de cas aigus mais de nombreux cas légers, difficiles à identifier et ne nécessitant pas de prise en charge hospitalière2. De même, les principaux impacts de nos nouveaux modes de vie numériques sont diffus, et des malades du numérique rarement identifiables. En adoptant une approche populationnelle plus qu’individuelle, on pourrait donc parler de problèmes sanitaires du numérique sans avoir à identifier des « drogués ». Le lien de cause à effet demeure néanmoins difficile à établir pour ce mécanisme qui n’est pas lié à une substance comme le plomb.

L’approche sanitaire n’est donc pas à écarter. Mais elle est compliquée à la fois par la distinction à opérer entre approche normative et approche médicale, et par la difficulté à isoler des maladies et à démontrer des impacts sanitaires diffus à l’échelle de populations.

L’impact de nos usages numériques sur notre bien-être

Les problèmes issus de la réallocation de notre temps à l’ère numérique ne peuvent donc pas être réduits à une question sanitaire. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous sentir sur-sollicités par le numérique, à éprouver un sentiment de fatigue, de burn-out. Les deux tiers des personnes interrogées indiquent passer plus de temps que ce qu’elles prévoient à s’informer, communiquer ou regarder des vidéos en ligne3. En vingt ans, les 15-25 ans ont diminué d’un tiers le temps qu’ils passent avec leurs amis hors ligne4. L’activité sexuelle des Français semble également diminuer du fait d’une moindre disponibilité liée au numérique.

Notre temps est une ressource finie. L’adoption des nouveaux moyens de communication, télévision, téléphone, ordinateur et Internet, est entrée en compétition avec l’usage traditionnel que nous en faisions. Avec les smartphones, que nous soyons sur notre lieu de travail, en famille, isolés en pleine nature, nous sommes à présent connectés. Cette hyperconnexion, couplée au fort attrait que nous éprouvons pour certains services numériques conçus pour attirer notre attention, conduit à une diminution de nos activités traditionnelles.

Il apparaît légitime d’interroger la pertinence de ce changement sociétal. Souhaitons-nous que la réallocation de notre temps se poursuive de la sorte ?

Orienter la transition numérique vers un futur désirable

La transformation numérique de nos sociétés s’est produite brusquement. Depuis trente ans, les innovations ont été nombreuses et déployées à large échelle : ordinateurs personnels, Internet à domicile, téléphones portables, smartphones, réseaux sociaux, intelligence artificielle. L’esprit libertaire des débuts d’Internet et l’éthique de l’innovation de la Silicon Valley ont soutenu un changement de nos sociétés qui a été très peu organisé par les institutions politiques.

Depuis quelques années, la politique a néanmoins réinvesti ces sujets, et les autorités publiques assument un interventionnisme de plus en plus important. Au niveau européen, les dernières mandatures ont vu la publication de textes ambitieux, comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD), le Digital Market Act (DMA) ou le Digital Services Act (DSA). Comme l’a montré l’épisode TikTok Lite, il est maintenant possible de mobiliser un arsenal normatif conséquent pour agir efficacement.

« Certains auteurs parlent de “crétins digitaux”, ou comparent notre capacité d’attention à celle d’un poisson rouge. »

Nous semblons donc entrer dans une nouvelle période, plus favorable à une régulation collective du numérique et de ses impacts, et l’action publique sera en de plus en plus amenée à traiter les problèmes liés à l’usage de notre temps. Plusieurs pistes prometteuses existent pour cela.

Mesurer les usages de notre temps

Comment utilisons-nous notre temps aujourd’hui ? Les données disponibles ne fournissent pas une vue précise sur l’usage de notre temps. L’étude la plus complète aujourd’hui est l’American Time Use Survey : elle mesure les grandes composantes temporelles de nos journées sur deux décennies (temps passé au travail, temps passé avec ses amis, etc.).

Mais les données actuelles sont loin de décrire tous les aspects importants de l’allocation de notre temps. Dans le cas des jeunes enfants, la technoférence désigne par exemple la plus faible attention que les adultes leur consacrent lorsqu’ils sont distraits par des services numériques. Malgré l’impact potentiellement massif sur le développement des enfants de ce comportement, il est encore très mal quantifié.

Mener ce type d’études suppose de définir ce qui doit être mesuré. Nous pouvons par exemple nous intéresser à la façon dont notre attention est répartie entre notre téléphone et notre entourage, ou plutôt nous focaliser sur le temps que nous passons dans différents environnements physiques (transports, bureau, domicile, etc.). Il nous semble intéressant de nous concentrer sur une variable simple, le temps de cerveau : les ressources cognitives consacrées à telle ou telle activité, résumées en une variable temporelle. En parallèle, il est crucial de mesurer précisément l’appréciation que nous avons de l’usage de notre temps de cerveau : en sommes-nous satisfaits ? Souhaitons-nous passer plus ou moins de temps sur certaines pratiques ? Nous estimons-nous trop interrompus ?

Avec quelles données pouvons-nous réaliser ces études ? Les services numériques fournissent de nouvelles technologies pour mesurer l’usage du temps de cerveau. Il faut s’en saisir. De grands acteurs économiques comme Google, Meta ou Netflix ont développé des plateformes dotées de technologies de pointe, à l’origine d’innovations permettant d’analyser les données massives générées par les utilisateurs. Ces données sont aujourd’hui difficiles d’accès pour la communauté scientifique. Le DSA, entré en vigueur en février 2024, oblige les plus grands acteurs du numérique à mettre à disposition des chercheurs certaines données d’usages. Dans quelles conditions, avec quels moyens, cet accès doit-il se faire ? Comment croiser ces données avec d’autres, par exemple cliniques, décrivant les résultats que nous souhaitons obtenir, préserver ou éviter ? Beaucoup reste à faire pour rendre le DSA pleinement effectif.

Favoriser l’exercice des libertés individuelles des utilisateurs du numériques

Mesurer l’usage de notre temps de cerveau précisera l’écart entre les usages numériques que nous désirons avoir et ceux que nous avons malgré nous, lorsque nous sommes happés par nos notifications, algorithmes, exigences professionnelles ou volonté de nous montrer sous le meilleur jour sur nos réseaux sociaux. Si le constat d’insatisfaction vis-à-vis du numérique est confirmé, cela ne signifiera pas pour autant que nous avons tous la même vision d’un rapport idéal au numérique. Comment permettre à chaque individu d’avoir accès à l’écosystème numérique qui lui convient le mieux ?

Nos choix à un instant donné sont influencés par notre environnement, notamment numérique. Le design d’une application, les systèmes de récompenses qu’on y trouve, les notifications, etc., influent sur notre propension à y revenir fréquemment et à y passer du temps. Aujourd’hui, les grandes plateformes numériques décident seules, ou presque, de la conception de leurs services numériques et des éléments qui vont les rendre potentiellement addictifs. L’intervention des pouvoirs publics est nécessaire pour permettre aux individus de choisir une répartition de temps de cerveau qui les satisfont plus. Elle ne passe pas nécessairement par la définition de règles homogènes, mais plutôt par la capacité des individus à agir sur leur environnement.

Pour redonner aux individus du pouvoir sur la manière dont ils utilisent leur temps de cerveau, il serait pertinent de leur permettre de définir leur environnement numérique, par exemple en configurant les algorithmes filtrant l’information, les notifications, l’apparence des interfaces, etc. Pour aller plus loin et assurer une forme de bienveillance des services numériques, il serait pertinent d’imposer également aux plateformes de présenter par défaut les options les plus sobres en temps de cerveau. Par exemple, le défilement infini sur X ou Facebook est une caractéristique de conception qui participe à rendre un service addictif. Il serait possible d’obliger ces grandes plateformes, d’une part, à offrir l’option de remplacer le fil infini par une présentation par pages, et, d’autre part, à configurer par défaut l’option la plus sobre en temps de cerveau. L’utilisateur qui préfèrerait un fil infini serait toujours libre de le réactiver, évitant ainsi une régulation trop contraignante.

Qu’en est-il des enfants ? Les risques posés par leur hyperconnexion sont de plus en plus médiatisés. En janvier 2024, le Président de la République a mis en place la commission d’experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans. L’Australie a de son côté annoncé en novembre 2024 que l’accès à TikTok et Snapchat serait interdit sous un an aux enfants et adolescents. En effet, les risques sanitaires sont potentiellement plus importants pour eux car leurs capacités cognitives sont en développement. Par ailleurs, les plus jeunes doivent apprendre progressivement à faire les choix qui leur conviennent le mieux. Pour accompagner cet apprentissage, il est nécessaire de mettre en capacité les parents de paramétrer l’environnement numérique de leur enfant, grâce un contrôle parental facile d’accès et efficace.

Inciter les acteurs du numérique à la sobriété en temps de cerveau

Une partie des revenus des grands acteurs du numérique est directement liée au temps de cerveau capté. Ils ont donc une incitation à maximiser ce temps. Force est de constater que le secteur de la publicité est un des poumons de l’écosystème Internet et des médias. Introduire du jour au lendemain des contraintes importantes sur la publicité aurait des impacts économiques néfastes pour de nombreuses entreprises. Certaines incitations à limiter la captation du temps de cerveau pourraient néanmoins être envisagées. Exclure les enfants de la monétisation du temps de cerveau par les très grandes plateformes pourrait être une première étape étant donné les risques spécifiques auxquels cette population est exposée. Plus généralement, définir des seuils de durée par utilisateur au-delà desquels les grandes plateformes n’auraient plus le droit de monétiser notre temps pourrait les inciter à exploiter de façon plus responsable cette précieuse ressource. Des mécanismes de taxation pourraient également être envisagés afin de changer la structure des incitations économiques.

Un moment décisif pour la protection de notre temps de cerveau

Un nouveau besoin de régulation semble donc émerger pour préserver notre temps de cerveau. Un premier constat est clair : à l’ère de l’hyperconnexion, notre temps de cerveau court le risque d’être surexploité. Au-delà de ce constat, les frontières du problème sont encore floues. Elles ne peuvent pas se réduire au champ sanitaire. Il est nécessaire que nous nous interrogions sur la manière dont nous souhaitons utiliser notre temps de cerveau, et sur notre environnement numérique. Les phénomènes à l’œuvre sont massifs et rapides. Réguler à temps et judicieusement nécessite d’ouvrir sans tarder ce chantier dans toute sa complexité, en alimentant le débat de faits probants et en inventant de nouveaux instruments pour réguler l’espace informationnel tout en préservant nos libertés.


[1] L’année TV 2023, Médiamétrie, disponible à l’adresse https://www.mediametrie.fr/fr/lannee-tv-2023. Site internet visité le 30 août 2024.
[2] FASSIN D. (2021), Les mondes de la santé publique. Excursions anthropologiques. Cours au Collège de France 2020-2021, Éditions du Seuil, septembre, ISBN 978-2-02-148611-7
[3] Baromètre sur les usages d’écrans et les problématiques associées, MILDECA/Harris interactive, juillet 2021.
[4] FLOOD S. M., SAYER L. C., BACKMAN D. & CHEN A. (2023), American Time Use Survey, University of Maryland and Minneapolis.

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