Par Frédéric CAVAZZA
Marketing Technologist

Concept issu de la littérature cyberpunk des années 1980, le métavers déchaîne les passions des geeks et entrepreneurs depuis la réorientation stratégique de Facebook en 2021, qui en a fait son nouveau levier de développement. Point de convergence d’une grande diversité d’usages, le métavers cristallise les espoirs et les craintes de nombreux observateurs dont l’appréhension du potentiel est brouillée par des projets dont l’unique objectif est de réaliser une plus-value rapide reposant sur des promesses qu’ils seront incapables de tenir. Pour bien comprendre ce qu’est ou n’est pas le métavers, il faut prendre du recul et mettre de côté ses a priori afin d’en avoir une perception pragmatique et surtout réaliste. Non, le métavers n’est pas l’avenir du web, ce n’est pas non plus une technologie disruptive, c’est un terme générique pour décrire un média immersif qui englobe des jeux en ligne et univers virtuels déjà exploités par des centaines de millions d’utilisateurs, ainsi que des services novateurs plus ou moins mûrs dont la viabilité reste encore à prouver. Tenez-le pour acquis : les joueurs d’aujourd’hui sont les utilisateurs virtuels de demain.

Le métavers est assurément le sujet qui a fait le plus de bruit en 2022 dans le milieu des nouvelles technologies. Si l’engouement médiatique est retombé, le sujet est toujours aussi insaisissable et clivant, alimentant les débats entre les prosélytes et les détracteurs. Des discussions enflammées qui compliquent la compréhension de ce qu’est le métavers et du potentiel qu’il représente.

Pour bien appréhender son potentiel, il faut dans un premier temps définir ce qu’est le métavers, étudier ses origines ainsi que l’évolution des technologies et usages, de même que prendre en compte les contraintes et obstacles à franchir avant son éventuel déploiement à grande échelle.

Un concept littéraire
qui concentre les espoirs et les craintes
liés aux usages numériques

La première chose à savoir sur le métavers est que ce n’est ni une technologie, ni une innovation. C’est un concept issu de la littérature de science-fiction des années 1980, et plus particulièrement du mouvement cyberpunk animé par des auteurs comme William Gibson ou Neal Stephenson avec des livres fondateurs comme Neuromancien (1984) ou Le Samouraï virtuel (1992). Il est d’emblée intéressant de constater que ce concept est né dans la tête d’écrivains qui ne sont pas informaticiens de formation, à une époque où les ordinateurs pouvaient à peine faire tourner une interface graphique. N’est-ce pas surprenant de décrire les futurs usages numériques du XXIe siècle en s’appuyant sur des romans publiés au siècle dernier ? Trouveriez-vous pertinent de théoriser l’évolution des usages numériques en utilisant des concepts comme le cyberespace ou les autoroutes de l’information ? Pourtant, c’est ce que fait le marché en décrétant l’avènement du métavers comme une évidence.

C’est en constatant l’énorme décalage entre ce qu’était l’outil informatique dans les années 1980 et ce que proposent les supports et terminaux numériques aujourd’hui, et a fortiori dans les prochaines années, que l’on se rend compte que les débats autour du métavers sont faussés. Il nous faut revenir aux fondamentaux pour bien aborder le sujet et en comprendre les subtilités.

S’il n’existe pas de définition communément admise, nous pouvons néanmoins décrire le métavers comme un média immersif, où les utilisateurs vivent des expériences ludiques et sociales à travers des avatars évoluant dans des environnements virtuels persistants. Selon cette définition, le métavers couvre un champ d’applications très vaste qui englobe des usages d’ores et déjà très répandus comme les jeux en ligne, les univers virtuels ou les applications d’avatars.

Vous noterez que nous avons déjà connu un phénomène similaire d’engouement médiatique il y a quinze ans avec la découverte par le grand public du concept d’univers virtuel, et de Second Life en particulier. Un engouement qui depuis est largement retombé, car les espoirs et promesses de l’époque se sont heurtés à de nombreuses contraintes. De façon surprenante, si l’engouement médiatique pour les environnements virtuels est revenu ,l’expérience proposée par les univers virtuels de référence est très proche de celle de
l’époque.

Figure 1. Second Life et Decentraland (Source : FredCavazza.net, 2022).

Le marché est-il en train de reproduire les mêmes erreurs ? Nous pourrions le penser, mais la réorientation stratégique de Facebook et la présence de nombreuses marques exploitant les supports virtuels à des fins publicitaires sont des signaux forts qui nous font douter. Mais le plus troublant dans cette frénésie est que sous la bannière du métavers se côtoient le pire et le meilleur : des projets uniquement motivés par l’opportunité de profits rapides, et des services extrêmement populaires qui rassemblent des centaines de
millions d’utilisateurs.

Une large gamme d’usages

Décrire le métavers est un exercice difficile, car cette notion regroupe de nombreux usages avec différents niveaux de maturité et potentiels de croissance. Parmi ce foisonnement d’usages, nous pouvons néanmoins distinguer :
• des services parfaitement viables et institutionnalisés comme les jeux en ligne massivement multi-joueurs pour le grand public (ex. : Fortnite, Roblox, Minecraft…) ou les outils de simulation pour les entreprises (ex. : Nvidia Omniverse ou Azure Digital Twins de Microsoft) ;

• des services largement surcotés comme les univers virtuels décentralisés (ex. :
Decentraland) ou les solutions de collaboration virtuelle (ex. : Facebook Horizon
Workplace, Microsoft Mesh) ;
• des services à très fort potentiel comme les simulations ludiques d’exploration et de
gestion dans lesquelles des millions d’utilisateurs développent des activités sociales
et économiques parallèles (ex. : Star Citizen), ou les applications d’avatars comme
ZEPETO qui annonce 250 M d’utilisateurs sur smartphone ;
• des services innovants, mais dont la viabilité reste à confirmer comme les bacs
à sable virtuels (ex. : Horizon World) et les solutions de formation virtuelle (ex. :
MetaKwark).

Figure 2. Cartographie fonctionnelle BtoC (Source : SYSK, 2022).
Figure 3. Cartographie fonctionnelle BtoB (Source : SYSK, 2022).

Comme vous pouvez le constater, le métavers est un concept « souple » qui englobe beaucoup d’usages (des jeux vidéo au Web3). Il concentre les espoirs et fantasmes des geeks, visionnaires et entrepreneurs peu scrupuleux, un peu comme les cryptomonnaies l’étaient avant l’effondrement du marché. Il y a ici un parallèle intéressant à faire avec tous les services qui reposent sur la blockchain : le potentiel est réel, mais il se heurte à de nombreuses contraintes pour pouvoir être déployé à grande échelle. Il en va de même pour le métavers.

Des contraintes techniques,
fonctionnelles et marchandes
qui annihilent l’espoir
d’un métavers universel

Tel que décrit dans les médias ou les œuvres de fiction comme le film Ready Player One (Steven Spielberg, 2018), le métavers universel et gratuit n’existera probablement jamais, car il faudrait pour cela résoudre des problèmes techniques, fonctionnels et économiques quasiment insolubles.

D’un point de vue technique, la compatibilité entre les univers est une caractéristique extrêmement complexe. Les jeux vidéo et environnements 3D sont ainsi tous conçus à l’aide de moteurs de rendu qui ne sont pas compatibles entre eux (ex. : Unreal Engine, Unity, Cry Engine, Frostbyte…). Il est éventuellement possible d’importer les mêmes modèles ou environnements 3D dans ces différents moteurs, mais il subsiste un très gros travail d’adaptation pour pouvoir intégrer ces éléments génériques.

Ceci nous amène à un deuxième problème de nature fonctionnelle et commerciale : les nombreux environnements virtuels (jeux en ligne, applications mobiles…) proposent des expériences très différentes répondant à des logiques ergonomiques et économiques divergentes. Forcer l’interopérabilité entre ces services reviendrait à niveler le rendu graphique et les fonctionnalités sur un plus petit dénominateur commun, qui rendrait l’expérience insipide. Il existe ainsi une technologie ouverte et standardisée pour pouvoir créer des environnements virtuels décentralisés : OpenSimulator, qui existe depuis quasiment
vingt ans, mais qui ne remporte qu’un succès très limité tant l’expérience est pauvre.

De plus, les éditeurs d’un service en ligne dont le modèle économique repose sur la vente d’items virtuels n’accepteraient jamais la possibilité de pouvoir importer des objets achetés ailleurs. Tout comme vous ne pouvez pas boire le vin que vous amenez avec vous dans un restaurant, vous ne pouvez pas utiliser dans Fortnite les armes achetées dans Call of Duty, et inversement. Rien que la portabilité des sauvegardes pour un même jeu entre différents supports est un sacré casse-tête (ex. : exporter une sauvegarde depuis une
Playstation vers une Xbox). Il n’y a que les jeux récents d’Ubisoft qui la proposent.

Il y a enfin un problème économique à ne pas négliger, car si 95 % des adultes possèdent un smartphone en France, seuls 20 % sont équipés d’une montre connectée et à peine 5 % d’un casque de réalité virtuelle, soit moins de 3 M de personnes. Le pouvoir d’achat est ici un évident facteur limitant, car tout le monde ne peut pas se payer un casque à plus de 500 € en plus des autres équipements qui sont à renouveler fréquemment (ex. : smart-phones, ordinateurs…). Et là, nous ne mentionnons même pas les hypothétiques lunettes de réalité augmentée d’Apple qui devraient dépasser la barre symbolique des 2 000 $.

S’obstiner à voir le métavers comme un environnement virtuel ouvert, universel et libre de droits est une illusion. Même dans dix ans, les conditions de réalisation ne seront pas réunies. Ceci étant dit, le potentiel reste intact pour les services déjà disponibles qui ne remplissent qu’une partie de ces conditions, mais rassemblent des dizaines de millions d’utilisateurs (ex. : Fortnite, Roblox, ZEPETO…).

Une chimère qui cache
des usages bien réels

Si la poursuite d’un idéal est vaine (le métavers tel que décrit dans les œuvres de fiction), nous avons maintenant le recul pour mieux apprécier les différentes composantes du métavers, celles qui représentent aujourd’hui des usages et revenus bien réels.

De l’état actuel du marché et des usages, nous pouvons tirer différents enseignements :
• Les loisirs numériques ont été un refuge pendant le confinement, ils sont maintenant une habitude bien ancrée dans le quotidien de nombreux utilisateurs. Le secteur des jeux vidéo approche ainsi les 200 Md$ de revenus en 2022. Un marché des biens et services numériques que personne ne peut remettre en cause (ex. : tenues et acces-soires virtuels pour avatars, concerts virtuels, influenceurs virtuels…).
• La réalité virtuelle est un marché de niche tiré par les logiciels et plus particulièrement les jeux (ex. : Job Simulator, Beat Saber…), pour lesquels il y a des progrès réguliers et notables qui entretiennent une base solide d’aficionados.
• La réalité augmentée est un marché de niche tiré par le matériel (ex. : Google Glass, Microsoft Hololens…) très en avance de phase. Les contraintes techniques à respecter sont aujourd’hui quasiment insolubles (une énorme puissance de calcul à faire rentrer dans des branches de lunettes qui ne doivent pas dépasser les 200 g). Autant dire qu’il n’y aura pas « d’effet iPhone » avant de nombreuses années (irruption d’un produit qui devient la référence du marché).

Ce dernier point est particulièrement crucial à comprendre : l’attention des médias se focalise sur les applications de réalité alternée (augmentée, virtuelle ou mixte), alors que l’essentiel des usages apparentés au métavers se fait sur les smartphones dont il y a plus de 5 milliards d’unités dans le monde contre moins d’1 milliard d’ordinateurs et à peine 250 millions de consoles de jeu. Selon cet angle de vue, la course au métavers est déjà perdue d’avance pour Meta puisque Google et Apple règnent en maîtres sur les smart-
phones (maîtrise du matériel, du système d’exploitation et des applications distribuées via les app stores).

Tous ces paramètres de marché expliquent pourquoi il est extrêmement délicat d’évaluer le potentiel réel du métavers. Ce qui est certain, c’est que son appréhension est clairement brouillée par une vision utopique propagée par les médias. Et puisque l’on parle d’eux, il semble évident que les principaux perdants de l’avènement du métavers seront les médias traditionnels (TV, radio, presse, cinéma…), dont la consommation s’amenuise irrémédiablement à mesure que les loisirs numériques gagnent en sophistication et en popularité. Ceci explique certainement pourquoi ils véhiculent une image déformée de ce qu’est le métavers ainsi que de son potentiel.

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