Par Félix LALLEMAND
Docteur en écologie

Le modèle agro-industriel prédomine aujourd’hui dans les systèmes alimentaires des pays industrialisés. Dans cet article, nous présentons les ressorts énergétiques ayant permis l’émergence de ce modèle. Nous étudions le rôle du pétrole et du gaz dans son fonctionnement et cherchons à caractériser sa vulnérabilité dans un monde où la production d’hydrocarbures fossiles connaît un déclin structurel. Nous proposons une évaluation de l’EROI (Energy Return On Investment) du modèle agro-industriel français et discutons de la
pertinence de cet indicateur pour l’étude des systèmes alimentaires.

Les énergies fossiles,
carburants de la révolution verte

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les systèmes agricoles des pays occidentaux ont connu une
profonde mutation. En France, entre 1960 et 2010, la production agricole de biomasse a doublé (Harchaoui et
Chatzimpiros, 2018). Dans le même temps, la surface des terres cultivées et des pâtures a diminué de 10 % et
le nombre de travailleurs agricoles est passé d’environ six millions – un quart de la population active – à moins de un million (Desriers, 2007). Cette période a donc été marquée par une augmentation forte à la fois des rendements (production à l’hectare) et de la productivité (production par travailleur).

Côté rendement, la hausse a reposé sur trois évolutions techniques majeures : les engrais minéraux, les
pesticides de synthèse et la sélection variétale1. Le rendement du blé tendre est ainsi passé de 15 quin-
taux par hectare en moyenne en 1950 à 70 en 2000. Un élément essentiel a consisté en la mise au point
du procédé Haber-Bosch qui permet, à partir de gaz fossile, de transformer le diazote atmosphérique en
ammoniac. Il est ainsi devenu possible de produire des engrais azotés en masse et de lever l’une des princi-
pales limites à la croissance des plantes.

Côté productivité, le pétrole a révolutionné le machinisme agricole. Les tracteurs et machines auto-
motrices ont remplacé les animaux de trait à une vitesse vertigineuse, mettant fin en seulement 20 ans à une
culture attelée vieille de plus de 2 000 ans (Mazoyer et Roudart, 2002 ; Harchaoui et Chatzimpiros, 2018). Il est devenu possible pour un agriculteur des années 1980, équipé de machines modernes, de cultiver seul plus de 100 hectares, là où son grand-père travaillait difficilement à peine plus de 10 hectares (voir la Figure 1).

Figure 1 : Productivité du travail agricole en fonction des systèmes techniques mis en œuvre. Les énergies fossiles ont permis une augmentation, d’une part, de la surface cultivée et, d’autre part, des rendements (non figuré). La productivité a été multipliée par 100 en quelques décennies ‒ Source : figure adaptée par l’auteur
de Mazoyer et Roudard (2002), Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, seconde édition.

En un demi-siècle, le système agricole est passé d’une situation d’autonomie énergétique, avec autoconsom-
mation d’une partie de la biomasse produite, à une dépendance presque totale aux énergies fossiles (voir
la Figure 2 page suivante). Gaz et pétrole n’ont pas simplement apporté de l’azote et de l’énergie mécanique
supplémentaires au système agricole, ils sont aussi venus se substituer à des productions qui remplissaient
jusque-là ces fonctions. La surface de légumineuses – plantes pouvant fixer le diazote atmosphérique – est
ainsi passée de 3,2 millions d’hectares en France au milieu des années 1960 à 200 000 hectares aujourd’hui
(Harchaoui et Chatzimpiros, 2018). Remplacer les deux millions de tonnes d’azote actuellement fournies par les engrais minéraux impliquerait de couvrir la France de

Figure 2 : Illustration du haut : évolution de l’énergie investie dans le système agricole français et de l’énergie nette produite par ce dernier, après déduction de la part consacrée à l’alimentation des animaux d’élevage. Autres : irrigation, fabrication des pesticides, alimentation animale importée. Graphique du bas : évolution de l’auto-suffisance énergétique des fermes, de l’efficacité énergétique des travaux de traction et du taux de retour énergétique (EROI) ‒ Source : figure traduite et adaptée par l’auteur à partir de Harchaoui et Chatzimpiros (2018), ‟Energy, Nitrogen, and Farm Surplus Transitions in Agriculture from Historical Data Modeling. France, 1882–2013”, Journal of Industrial Ecology 23(2), pp. 412-425

huit millions d’hectares de légumineuses, soit 30 % de la surface agricole (Harchaoui et Chatzimpiros, 2018).
Le pétrole a, quant à lui, remplacé les fourrages et le grain auparavant destinés à l’alimentation des animaux
de trait. En 1929, en France, un tiers des surfaces céréalières – soit 3,5 millions d’hectares – était consacré à
la production d’avoine (ministère de l’Agriculture, 1936), essentiellement utilisée pour l’alimentation des chevaux. Par la hausse des rendements et leur effet de substitution, les énergies fossiles ont conduit à une explosion de la quantité de biomasse agricole disponible. Une fraction est venue nourrir une population plus nombreuse, tandis que la majeure partie a trouvé ses débouchés dans l’alimentation d’un nombre croissant d’animaux d’élevage et, dans une moindre mesure, dans la fabrication d’agrocarburants.

La transformation
des filières agro-industrielles

Au-delà de la production agricole, l’essor des énergies fossiles – et tout particulièrement du pétrole – a pro-
fondément modifié l’organisation spatiale et logistique des activités de transformation et de distribution des
produits agroalimentaires. Dans la France du début du XXe siècle, le coût élevé du transport de marchandises
rendait nécessaire un maillage dense d’unités de transformation. Le pétrole bon marché et le développement
du fret routier et maritime ont mis fin à cette contrainte. Les réseaux d’approvisionnement se sont étendus ; les chaînes de production se sont complexifiées et internationalisées. D’importantes économies d’échelle ont été rendues possibles, permettant aux entreprises ayant pu réaliser les investissements requis de fortement
réduire leurs coûts de production et de s’imposer sur les marchés. Il s’en est suivi un double mouvement de
spécialisation et de concentration des activités, l’un et l’autre se renforçant mutuellement.
Ainsi, le nombre de minoteries en France est passé d’environ 40 000 au début du XXe siècle à 6 000 en
1950 et à 400 dans les années 2010 ; une trentaine d’entre elles réalisant les deux tiers de la production de
farine (Astier, 2016 ; Association nationale de la meunerie française, 2019). Le pays comptait 102 sucreries
en 1960, elles n’étaient plus que 25 en 2012 (Bourges, 2012). Pour les abattoirs, le chiffre est passé de 1 700
en 1964 à 265 cinquante ans plus tard (Jourdan et Hochereau, 2019), une vingtaine d’entre eux traitant
la moitié des volumes (Le Cain, 2008). Plus récemment, le nombre d’unités de production de lait liquide
est passé de 943 en 1981 à 57 en 2011 (Ricard, 2014) et, aujourd’hui, 10 sites industriels concentrent environ
70 % de la production nationale pour chaque grand groupe de produits laitiers (FranceAgriMer, 2016). La
spécialisation de certaines régions agricoles a accompagné cette réorganisation industrielle, avec parfois
une division spatiale du travail à grande échelle. On peut citer, par exemple, la spécialisation de la Bretagne
et des Pays de la Loire dans l’élevage, avec une délocalisation au Brésil et en Argentine de la production des
protéines végétales nécessaires à l’alimentation des animaux. Autre exemple emblématique, la spécialisa-
tion de la province espagnole d’Almeria dans la culture de fruits et légumes sous serres.

Bilan énergétique
du système alimentaire

Produire des aliments revient à mobiliser différentes formes d’énergie afin de convertir de l’énergie solaire
en nourriture. On peut appréhender l’efficacité énergétique du procédé en calculant son EROI (Energy
Return On Investment, ou taux de retour énergétique), le rapport entre l’énergie que l’on récupère sous forme de nourriture et l’énergie investie pour l’obtenir.

Pour le système agricole, en incluant les besoins énergétiques amont pour la fabrication des intrants, l’EROI
est passé de 2 à 4 au cours du processus d’industrialisation (voir la Figure 2 page précédente). La quantité
d’énergie investie dans le système de production a légèrement augmenté, tandis que l’énergie disponible
« en sortie de ferme » a plus que doublé. Il est important de noter que la simple valeur de l’EROI ne permet
pas de connaître la part de la production agricole qui est utilisée en interne pour l’alimentation des animaux
d’élevage. Or, en France, celle-ci s’élevait à environ 64 % au début des années 20002. Comme l’efficacité
énergétique de l’élevage est peu élevée – aujourd’hui, on ne récupère en moyenne dans les aliments d’origine animale que 8 % de l’énergie initialement contenue dans la ration des bêtes (Harchaoui et Chatzimpiros, 2018) –, l’EROI est d’autant plus faible que les productions animales sont importantes.

Au-delà de l’activité agricole, la production d’aliments finis, leur mise à disposition et leur préparation en vue
de les consommer nécessitent des étapes supplémentaires. En considérant un large éventail des activités
requises pour nourrir la population française, Carine Barbier et ses collègues (2019) ont estimé l’empreinte
énergétique3 du système alimentaire à 31,6 millions de tonnes équivalent pétrole pour l’année 2012 (voir la
Figure 3). D’après cette étude, l’énergie utilisée pour l’activité agricole et l’industrie amont dont elle dépend
représente 27 % de l’empreinte totale, la part du fret est de 22 % et celle de l’industrie agroalimentaire de 16 %. Les ménages ont également un certain poids (22 %), notamment lié à l’absence d’économies d’échelle au
regard de leurs déplacements ou de l’utilisation des équipements de leur foyer. L’étude ne précise pas la
part des énergies fossiles dans ce mix, mais l’on peut supposer qu’elle est proche de la part dans l’énergie
finale consommée en France, soit environ 65 % (ministère de la Transition écologique, 2021).

Connaissant la disponibilité alimentaire moyenne en France (soit 3 537 kcal par habitant et par jour (données
FAOSTAT, 2023), l’EROI du système alimentaire dans son ensemble peut être évalué à 0,27. Autrement dit, il
faut investir 3,7 calories – majoritairement sous forme d’énergies fossiles – pour en récupérer une sous forme
de nourriture.

Figure 3 : Répartition sectorielle de l’empreinte énergétique du système alimentaire français en 2012. Le poste « Agriculture » comprend l’énergie utilisée sur les exploitations, celle nécessaire à la fabrication des intrants et celle liée à la construction des machines et des bâtiments agricoles. IAA : industries agroalimen-
taires ; RHD : restauration hors domicile ‒ Source : figure issue de Barbier et al. (2019), L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France, Paris, Club « Ingénierie Prospective Énergie et Environnement ».

Limites de l’EROI
et perspectives

L’EROI est un indicateur relativement intuitif. Cependant, son intérêt dans l’étude des systèmes alimentaires est limité. Premièrement, le périmètre à considérer est sujet à discussion. Au-delà des étapes de production,
de transformation, de distribution et de préparation des aliments, de nombreuses autres activités pourraient
légitimement être prises en compte : alimentation et transport des travailleurs, administration, recherche,
conseil, communication, gestion des déchets et des impacts du système alimentaire sur l’environnement ou
la santé, etc. Deuxièmement, l’EROI ne suffit pas pour juger l’efficacité du système. Comme évoqué plus haut,
l’élevage constitue une utilisation très inefficace des ressources, lorsque des terres arables sont cultivées
pour l’alimentation des animaux. La simple valeur de l’EROI ne permet pas de connaître la part de la pro-
duction agricole dédiée à cet usage. Troisièmement, l’EROI ne donne aucune information sur la soutenabi-
lité du système alimentaire. Celle-ci dépend avant tout du type d’énergie investie et de sa disponibilité future.
Au-delà de l’EROI, l’analyse énergétique du modèle agro-industriel moderne demeure instructive. La forte
dépendance de notre système alimentaire aux hydrocarbures fossiles est une vulnérabilité évidente dans
un contexte où leur disponibilité va connaître un déclin structurel. Pour autant, ce risque reste très peu consi-
déré et documenté. Sans politiques adaptées, agriculteurs et industriels vont être mis en difficulté par l’augmentation de leurs coûts de production et de celle des contraintes budgétaires qui pèsent sur les consommateurs (Benoit et Mottet, 2023). La sécurité alimentaire va, quant à elle, se dégrader parmi les ménages les plus fragiles et le risque de rupture des chaînes d’approvisionnement en nourriture va s’accroître.

Il est néanmoins possible de maintenir une disponibilité alimentaire satisfaisante dans un environnement
de plus en plus contraint (Les Greniers d’Abondance, 2022). Cela implique une généralisation des pratiques
agricoles sobres en intrants, une forte réduction des productions animales en concurrence avec l’alimenta-
tion humaine et une réorganisation modulaire et territoriale des filières alimentaires. La marge de manœuvre
des agriculteurs, des entreprises et des consommateurs dans le cadre économique et politique actuel est
cependant très limitée, il est nécessaire de revoir les règles qui déterminent le fonctionnement du système
alimentaire. Des propositions politiques basées sur des modèles ayant fait leurs preuves et ne nécessitant
aucune révolution technologique existent (Les Greniers d’Abondance, 2022). Leur mise à l’agenda constitue
néanmoins un réel défi tant elles s’éloignent du paradigme dominant et s’opposent aux intérêts à court
terme de nombreux acteurs économiques. Un engagement fort de la puissance publique pour prévenir les
risques sociaux et économiques associés à cette transition vers un système alimentaire sevré des énergies
fossiles est indispensable.

Bibliographie

ASSOCIATION NATIONALE DE LA MEUNERIE FRANÇAISE (2019), Fiche statistique 2018.
ASTIER M. (2016), Quel pain voulons-nous ?, Paris, Le Seuil.
BARBIER C. et al. (2019), L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France, Paris, Club « Ingénierie Prospective Énergie et Environnement ».
BENOIT M. & MOTTET A. (2023), ‟Energy scarcity and rising cost: Towards a paradigm shift for livestock”, Agricultural Systems 205, 103585.
BOURGES B. (2012), « Deux siècles d’industrie sucrière en France », Syndicat national des fabricants de sucre.
DESRIERS M. (2007), « L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique », Agreste Cahiers 2, pp. 3-14.
FAOSTAT (2023), ‟FAO statistical database”, Rome, The Food and Agriculture Organization of the United Nations.
FRANCEAGRIMER (2016), « La transformation laitière française : état des lieux et restructuration », Les études de FranceAgriMer.
HARCHAOUI S. & CHATZIMPIROS P. (2018), ‟Energy, Nitrogen, and Farm Surplus Transitions in Agriculture from Historical Data Modeling. France, 1882–2013”, Journal of Industrial Ecology 23(2), pp. 412-425.
JOURDAN F. & HOCHEREAU F. (2019), « La mise en application d’un règlement de protection animale au regard de la structuration des abattoirs français », Anthropology of food, S13.
LE CAIN B. (2016), « Trop concentrés, multi-espèces : pourquoi les abattoirs français sont critiqués », Le Figaro, avril.
LES GRENIERS D’ABONDANCE (2022), Qui veille au grain ? Sécurité alimentaire : une affaire d’État, Gap, Éditions Yves Michel.
MAZOYER M. & ROUDART L. (2002), Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, seconde édition.
MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE (1936), « Statistique agricole de la France : résultats généraux de l’enquête de
1929 ».
MINISTÈRE DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE (2021), « Chiffres clés de l’énergie. Édition 2021 », Service des
données et études statistiques (SDES).
RICARD D. (2014), « Les mutations des systèmes productifs en France : le cas des filières laitières bovines », Revue géographique de l’Est 54(1-2).

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