N°134 – L’intelligence artificielle générative dans la fonction publique : transformation profonde ou gadget ?

De Alexandre MEYER, Jacques DING et Georges-Axel JALOYAN,
Ingénieurs des mines

L’intelligence artificielle générative s’invite dans les services publics. Entre promesses d’efficacité et craintes de déshumanisation, une réalité plus nuancée se dessine : celle d’outils au potentiel considérable, mais qui, selon leur intégration, peuvent alléger la charge des agents, transformer leurs métiers… ou rester de simples gadgets.
Une enquête de terrain explore comment l’IAG transforme – ou non – les métiers administratifs.

Aller au-delà des fantasmes

Dans une direction d’administration, cinq agents sont penchés sur un écran avec une interface sobre, presque banale. Pourtant, derrière cette apparence anodine, se joue une transformation silencieuse.

« Regardez, il a rédigé la note de synthèse en cinq secondes… » souffle Julie, juriste, mi-fascinée, mi-sceptique. Le « il » n’est pas un collègue zélé, mais un outil d’intelligence artificielle générative (IAG) récemment testé dans leur service. Les réactions se mêlent : enthousiasme, méfiance, ironie parfois. Karim, inspecteur, hoche la tête. « C’est bien fichu, mais… on doit quand même tout vérifier, hein. »

Depuis quelques mois, dans plusieurs administrations, la même scène se répète. Ici, on chuchote : « L’IAG va détruire les emplois des agents de la fonction publique. » Là, on s’écrie : « Elle va déshumaniser nos métiers ! » Les pessimistes soupirent : « De toute façon, les fonctionnaires sont hostiles à toute innovation » Les optimistes les contredisent : « L’IAG va débureaucratiser l’Administration : grâce à elle, les démarches seront enfin simples. » Nombreux sont les fantasmes autour de l’usage de l’IAG par l’Administration. D’un côté, on la dit capable d’absorber la surcharge de travail, de compenser les difficultés de recrutement, d’améliorer la qualité des services rendus aux usagers, de simplifier les procédures administratives. De l’autre, on y voit une menace existentielle : robotisation des fonctions, appauvrissement des métiers, perte de sens pour les agents.

Entre ces visions extrêmes commence notre enquête, réalisée dans le cadre de notre mémoire de dernière année de la formation au Corps des mines, avec une question en tête : assistons-nous vraiment à une modification profonde des métiers de l’Administration et du service public … ou simplement à un « effet gadget » ?

Quel usage les agents font-ils de l’IAG ? Gagnent-ils du temps, ou l’effet est-il plus mitigé ? Comment leur quotidien au bureau s’en trouve-t-il
transformé ? Comment l’usage de cette nouvelle technologie modifie-t-il la qualité du travail et la gestion des compétences ? Déshumanise-t-elle le travail ou peut-elle réhumaniser certains métiers ?

Une enquête de terrain

Si les études macroéconomiques et prospectives sur l’IAG se multiplient, rares sont celles qui explorent les pratiques au sein de l’Administration. Pendant huit mois, c’est précisément une enquête de terrain que nous avons menée auprès d’agents, d’usagers et de concepteurs de solutions IAG dans différents services publics (administrations centrales et déconcentrées, directions régionales, cour de justice, autorités indépendantes…). Près de 100 entretiens semi-directifs et 4 immersions au sein d’équipes concernées par des projets IAG ont permis de dresser un tableau nuancé, parfois inattendu, de la manière dont ces outils s’insèrent dans les pratiques quotidiennes. Contrairement à l’idée reçue d’une Administration en retard sur l’IA générative, les initiatives foisonnent. A Bercy, la Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP) utilise l’IAG pour résumer et analyser les amendements du projet de loi de finances. Dans une direction régionale, une équipe d’inspecteurs utilise un modèle génératif pour analyser des dossiers techniques volumineux. Dans un ministère, une cellule d’expertise teste des assistants pour naviguer dans des bases réglementaires éclatées. Un peu partout, des agents ouvrent, souvent discrètement, des fenêtres d’expérimentation.

Cinq leçons

Cinq leçons ressortent de cette enquête. Elles dessinent une histoire contrastée : celle d’un outil qui répond à une nécessité fonctionnelle forte, qui transforme en profondeur le travail administratif… mais dont l’impact dépend entièrement de la manière dont il est intégré.

1. Un outil taillé pour la haute intensité textuelle de l’Administration

Avant toute chose, il faut comprendre pourquoi ces outils suscitent autant d’intérêt. La réponse tient en une expression : intensité textuelle. Le cœur de l’action administrative bat au rythme des mots : notes, rapports, circulaires, délibérations, courriels, procédures. Les tâches sont denses, répétitives, exigeantes. L’introduction de l’IAG dans l’Administration publique répond par sa capacité de génération et d’analyse de texte à l’intensité textuelle du travail administratif. Dans un univers saturé de documents, de dossiers et de normes, les outils d’IAG apportent une aide directe et concrète pour :

  • la production de documents standardisés ou semi-standardisés ;
  • la génération de synthèses à partir de dossiers volumineux, hétérogènes ou techniques, ce qui concerne autant les services juridiques que les corps d’inspection, ou encore les autorités de contrôle (DREAL, DGCCRF) ;
  • la recherche d’information dans des corpus éclatés ou mal indexés, notamment dans les bases réglementaires, les textes budgétaires ou les guides internes, même quand ceux-ci sont répartis entre fichiers Word, mails et intranet ;
  • la traduction de documents, en particulier pour les services en contact avec des publics non francophones, ou dans les ministères à dimension européenne et internationale ;
  • la transcription de réunions ou d’échanges avec les citoyens, qui permet aux agents de se concentrer sur l’interaction avec l’usager plutôt que sur la prise de notes ;
  • l’idéation : brainstorming, formulation de propositions, exploration de solutions, ou rédaction d’avant-projets de texte (note, discours, argumentaire).

En somme, l’IAG entre dans une maison dont elle parle la langue.

2. L’IAG transforme les tâches… et avec elles, les métiers

Loin de remplacer les agents, l’IAG reconfigure la répartition des tâches et redéfinit les pratiques professionnelles. Bien entendu, la rapidité d’exécution des tâches est l’aspect le plus souvent cité. Pour Julie, la juriste rencontrée au début de l’enquête, le changement est tangible :
« Avant, je passais des heures à fouiller des bases pour retrouver une jurisprudence précise. Maintenant, je formule une requête, et j’ai une première piste en quelques secondes. Je ne lui fais pas aveuglément confiance, mais ça me fait gagner un temps fou. » Certaines activités routinières sont automatisées ou accélérées, tandis que de nouvelles compétences émergent : formulation de requêtes efficaces, contrôle critique des résultats générés, orchestration d’outils.

Mais une fois introduite dans les pratiques, l’IAG ne se contente pas d’alléger la charge de travail : elle reconfigure subtilement les gestes professionnels. Rédiger une note n’est plus un exercice linéaire, mais un dialogue avec la machine : proposer, affiner, vérifier. L’agent devient moins scribe, plus chef d’orchestre.

Les réunions changent de dynamique : moins de prises de notes frénétiques, plus d’interactions humaines. La posture professionnelle évolue. Certains agents s’y sentent libérés, d’autres déstabilisés. L’IAG ne remplace pas les métiers – elle en déplace les frontières, redéfinissant peu à peu ce que signifie « faire son travail » dans la fonction publique.

Cette évolution modifie non seulement les gestes professionnels, mais aussi les relations de travail, les chaînes de validation et, plus largement, le sens du métier. L’IAG ne change pas les métiers du jour au lendemain, elle les fait évoluer de l’intérieur.

3. Est-ce une bonne nouvelle ? Tout dépend de la manière dont on s’y prend

L’impact réel de l’IAG sur le travail reste souvent ambivalent. Son effet n’est pas déterministe mais dépend des modalités de son intégration. Selon les pratiques instaurées, l’IAG peut aussi bien :

  • améliorer les services ou les dégrader : dans de nombreux services, l’IAG aide à formuler des réponses plus rapides, claires et structurées, améliorant la qualité perçue par les usagers. Par exemple, l’utilisation d’IAG pour Services Publics Plus (une plateforme numérique permettant aux usagers de partager leur témoignage à la suite d’un contact avec un service public) a permis de réduire le délai moyen de réponse de 19 à 3 jours, tout en améliorant la satisfaction des usagers et des agents. Mais plusieurs agents soulignent aussi une homogénéisation des contenus créant une défiance envers l’écrit. Un chef de bureau s’interroge : « Cette note a-t-elle été produite par une IAG ? L’agent l’a-t-il bien relue avant de la partager » ?
  • augmenter la productivité ou la réduire. À la DGFiP, l’outil « Llamandement » a permis d’analyser 5 400 amendements en 15 minutes, contre plusieurs dizaines d’heures auparavant. Cependant, le temps gagné peut être partiellement annulé par le temps consacré à formuler des requêtes efficaces, vérifier les résultats ou corriger les erreurs. S’y ajoute un effet rebond : parce qu’il devient plus rapide de produire des textes, on en produit davantage – ce qui peut finalement accroître la charge globale au lieu de la réduire.
  • déshumaniser ou réhumaniser les relations entre agents et avec les usagers. Mal déployée, l’IAG peut donner une impression de distance, par exemple à travers des interfaces impersonnelles ou des réponses standardisées des chatbots. À l’inverse, lorsqu’elle automatise certaines tâches en arrière-plan (comme la prise de notes ou la rédaction de brouillons), elle libère du temps aux agents pour écouter, échanger et personnaliser la relation avec le public.

Cette absence de déterminisme explique la diversité des observations de terrain. Certains projets d’IAG portent une véritable promesse de simplification et de modernisation du service public, d’autres, en revanche, n’apportent qu’une amélioration superficielle ou renforcent les rigidités existantes.

Penser l’IAG comme une opportunité de refonder les pratiques administratives,
et non comme une solution miracle plaquée sur des structures inchangées.

4. L’IAG est parfois mobilisée comme un simple « pansement technologique »

Dans certains cas, l’IAG est mobilisée comme un simple « pansement technologique » sur la complexité administrative pour compenser la lourdeur ou la complexité des processus existants, sans remise en question des organisations ni transformation structurelle. Dans une direction, un chef de service résume ainsi : « Si on ne repense pas les circuits en même temps, ça ne sert pas à grand-chose. On peut très bien automatiser une complexité inutile. » Le risque est donc de perpétuer la complexité administrative plutôt que de la simplifier. Au lieu de transformer en profondeur les organisations de travail, l’IAG pourrait amplifier les rigidités existantes.

Pourtant, l’effet inverse existe. L’IA générative peut parfois mettre en lumière des impasses organisationnelles. Ainsi, dans une équipe, après l’introduction d’un assistant IAG pour générer des réponses à des sollicitations d’autres services, la vitesse de génération des textes a mis en lumière des délais de validation internes anormalement longs, souvent liés à des circuits complexes. Lorsque l’IAG fait gagner du temps à une étape, elle révèle parfois que ce n’était pas là que résidait le goulet d’étranglement. L’IAG met alors en lumière ce que les organisations ont parfois du mal à voir : que ce ne sont pas toujours les outils qui limitent la performance, mais les structures de coordination elles-mêmes.

Ainsi, sans réflexion sur l’ensemble des processus, l’intégration de l’IAG pourrait se limiter à une automatisation inefficace. Un exemple extrême : dans certains cas, l’IAG semble se parler à elle-même. Quel intérêt à utiliser l’IAG pour analyser des documents eux-mêmes rédigés par l’IAG ?

5. Sans espaces de discussions collectives et sans vision claire sur sa finalité d’utilisation, l’IAG risque de rester un simple gadget

De nombreux agents expérimentent l’IAG de manière individuelle, sans cadre officiel, parfois sans en parler autour d’eux. Cette pratique du « shadow AI » traduit un réel appétit pour l’innovation, mais aussi l’absence d’espaces de discussion collectifs. Ce silence freine l’adoption, le partage des bonnes pratiques et la réinvention des pratiques professionnelles. L’innovation avance, mais souvent en marge des structures formelles, dans une zone grise entre initiative personnelle et absence de stratégie collective.

À l’inverse, certains déploiements top-down, imposés sans concertation et sans laisser aux équipes la possibilité d’expérimenter et d’identifier elles-mêmes les cas d’usage pertinents, suscitent méfiance et freins. Par ailleurs, si l’IAG est de plus en plus adoptée à titre individuel par les agents, son déploiement à l’échelle suscite des inquiétudes collectives sur la transformation des métiers.

On le voit : l’absence de dialogue risque de générer une perception biaisée et négative de l’IAG et risquant de faire rater l’intégration de l’IAG au sein des collectifs de travail.

De l’outil au levier de transformation : transformer l’Administration, pas seulement l’équiper

Que retenir de ces leçons ? Notre enquête de terrain le montre : le potentiel de l’IAG est considérable. Mais il ne se concrétisera que si l’IAG est pensée comme une opportunité de refonder les pratiques administratives, et non comme une solution miracle plaquée sur des structures inchangées.

L’IAG peut véritablement contribuer à débureaucratiser et réhumaniser les métiers du service public – mais à une condition essentielle : qu’elle soit déployée non comme une solution technique plaquée sur l’existant, mais comme un levier de transformation organisationnelle et professionnelle. Plus précisément, son potentiel se réalise si :

  • elle est l’occasion de repenser, simplifier et améliorer les procédures métiers des agents. C’est-à-dire si elle est mise au service d’une simplification réelle des procédures, et non d’une automatisation d’une complexité inchangée ;
  • elle libère du temps aux agents pour les faire renouer avec le cœur de leur mission : contact social avec les usagers des services publics : accueil, accompagnement, prise de décision… ;
  • elle est mobilisée dans des contextes où les tâches sont maîtrisées par les agents, qui sont alors en mesure d’en contrôler la qualité et la véracité et non la subir comme une « boîte noire » imposée ;
  • elle permet à l’Administration de remplir pleinement son rôle alors qu’une surcharge l’empêchait de le faire auparavant, en raison de délais contraints et moyens humains limités ;
  • elle s’inscrit dans une logique de co-construction avec les agents, en leur laissant le temps et l’espace pour expérimenter, identifier les cas d’usage utiles, et adapter l’outil à leur réalité professionnelle.

Dans la salle de réunion, Julie ferme son ordinateur. Elle sait que l’IAG ne fera pas le travail à sa place. Mais elle devine qu’il peut profondément changer la manière de l’accomplir.


Renseignements administratifs
Novembre 2025

La Gazette de la Société et des Techniques
est éditée par les Annales des Mines
120, rue de Bercy – télédoc 797 – 75012 Paris
https://www.annales.org/gazette.html
Tél. : 01 42 79 40 84 – Mél. : michel.berry@ecole.org
N° ISSN 1621-2231
Directeur de la publication : Grégoire Postel-Vinay
Rédacteur en chef : Michel Berry
Illustration : Véronique Deiss
Conception de la maquette : Catherine Le Troquier
Réalisation : Alexia Kappelmann
Impression : service de reprographie du ministère
de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté
industrielle et numérique

Retour en haut