Par Emmanuel HACHE, Vincent D’HERBEMONT
et Louis-Marie MALBEC
IFP Énergies nouvelles
Depuis 2010 et la crise des terres rares, les pays consommateurs de ressources minérales, soucieux de la sécurisation de leurs approvisionnements pour subvenir à leurs besoins stratégiques, tentent d’établir des critères quantitatifs pour évaluer leur criticité. Néanmoins, ces indicateurs manquent souvent de vision à long terme et complète de la chaîne de valeur, de la mine au produit final, qui devient nécessaire face à l’incertitude naissante sur les marchés des matériaux. Cette forte incertitude découle d’une part de la recherche d’autonomie des pays consommateurs dans un contexte de forte hausse de la demande et d’offre contrainte, et d’autre part des stratégies envisagées par les pays producteurs visant à profiter de la manne financière de leurs ressources sans pour autant reprimariser leur économie. Dans ce contexte géopolitique incertain, l’ensemble des producteurs et consommateurs devraient profiter de la dynamique liée aux métaux pour structurer de manière globale les marchés, en intégrant les critères sociaux et environnementaux et en
mettant en place une gouvernance mondiale des matériaux.
Indispensables au déploiement des équipements bas-carbone, les métaux utilisés dans les batteries de
véhicules électriques, l’éolien, le solaire et l’hydrogène pourraient constituer de véritables freins à la double
transition énergétique et digitale. Lors de la conférence de présentation du règlement européen sur les
matériaux critiques le 16 mars 2023, Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur a déclaré1 :
« Vous l’aurez bien compris : il n’y pas de Pacte Vert européen possible sans base manufacturière Clean
Tech ni sans source d’approvisionnement sûre et durable en matériaux critiques […] Pas de batteries
sans lithium ; pas d’éoliennes sans terres rares ; et pour nos munitions, il nous faut du tungstène ». Il a ainsi
mis en exergue le caractère stratégique des métaux et l’importance de sécuriser leur approvisionnement. Cet
article examine les enjeux des métaux dans la transition écologique mondiale. L’évaluation par les États du
caractère critique des matériaux sera analysée ainsi que les limites des différentes approches. Les bases
relatives à la construction d’une nouvelle géopolitique des métaux dans un monde en voie de décarbonation
seront ensuite discutées.
Criticité, évaluation des besoins
et dynamique de production
Les matrices de criticité et leurs limites
La qualification du caractère critique2 ou stratégique3 des ressources minérales a connu de nombreuses évo-
lutions depuis la fin de la Première Guerre mondiale et durant la guerre froide. Du décret sur les matériaux
critiques et stratégiques de juin 1939 aux premiers travaux de la Commission Paley aux États-Unis en 1951
baptisé Resources for Freedom4, les questions relatives aux matières premières étaient centrées sur les
seules préoccupations du secteur de la défense. Elles ont notamment conduit à la mise en place de stocks
stratégiques de matières premières aux États-Unis, mais également en Europe. La fin de la guerre froide
et la dynamique de mondialisation des années 1990 ont permis aux acteurs de progressivement délaisse
les questions de sécurisation des approvisionnements pour se concentrer sur la recherche de matériaux au
meilleur prix. Ce paradigme économique sera rompu suite à la crise des terres rares5 en 2010, qui mettra
en évidence la dépendance des pays occidentaux à la Chine sur les questions métalliques. Les analyses
de criticité vont dès lors se généraliser en Europe, aux États-Unis et au Japon en développant des méthodo-
logies d’évaluation reposant sur deux critères principaux6 (importance économique du matériau et risque
de restriction sur la production), eux-mêmes dépendant d’une multitude d’indicateurs sous-jacents. Positionnés sur une matrice à deux axes, les matériaux deviennent ainsi critiques s’ils dépassent un certain seuil. Près de 50 matériaux sont considérés comme critiques aux États-Unis dans la dernière matrice datant de 2022, 30 au Japon et désormais 34 en Europe.
Le concept de criticité dépend ainsi de la zone géographique et de l’entité étudiée (un pays, une filière, etc.) et va évoluer en fonction des développements technologiques ou géopolitiques (Hache et al., 2019). Il n’existe donc pas d’approche universelle et comme l’écrivent Eggert et al. « La criticité est dans les yeux de celui qui la regarde » (Eggert, 2011).
Le dernier règlement européen sur les matières premières (Critical Raw Material Act), publié en mars
2023, marque une évolution méthodologique notable. En parallèle d’une liste de matériaux critiques, une
seconde liste de matériaux dits « stratégiques » a été réalisée. Même si ces matériaux n’ont pas passé
le seuil nécessaire pour être considérés comme critiques, ils sont désormais ajoutés à la liste euro-
péenne en raison de leur importance dans des domaines sensibles (aérospatiale, défense) ou liés à la
transition écologique et numérique. Ainsi, le cuivre et le nickel sont apparus dans la liste européenne en 2023, allant dans le sens d’un constat partagé par de nombreuses études prospectives étudiant la criticité des
matériaux à long terme (Seck et al., 2020 ; IEA, 2021 ; Vidal et al., 2013).
Ce renouvellement méthodologique ne permet toutefois pas de combler la principale lacune des matrices
de criticité : leur absence de profondeur prospective et la nécessité d’appréhender à long terme la demande
en matériaux.
La nécessaire prise en compte
des contraintes futures de marché
Depuis le milieu de la décennie 2010, plusieurs rapports internationaux ont clairement identifié le caractère métallique de la transition écologique, et mettent très souvent en évidence l’importance des métaux
entrant dans la composition des batteries lithium-ion (Nickel, Lithium, Cobalt), ainsi que du cuivre. (IEA,
2023 ; BloombergNEF, 2023 ; Seck et al., 2020). En 2020, la Banque mondiale7 chiffrait l’impact de la transi-
tion écologique sur les métaux – une multiplication par six de la demande de cobalt, de graphite et de lithium à l’horizon 2050. En 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estimait pour sa part que la demande pour les seuls besoins d’électrification des transports pourrait être multipliée par 42 pour le lithium, 20 pour le nickel et le cobalt, et 3 pour le cuivre d’ici 2040 (IEA, 2021). L’intensité matériaux des technologies bas-carbone comparée aux technologies existantes est un facteur explicatif majeur de l’explosion prévisible de la demande (voir la Figure 2).
Ces estimations sont toutefois réalisées dans un contexte d’incertitudes marquées quant à l’évolu-
tion des nouvelles chimies de batteries, à de possibles ruptures technologiques ou comportementales
et à l’importance des politiques publiques permettant d’atténuer la pression sur la demande (recyclage, mobilité soutenable, etc.). À ces interrogations s’ajoutent celles relatives à la chaîne de valeur de production
des métaux : le temps d’ouverture d’une mine (environ 10 ans), l’acceptabilité des projets, les impacts environnementaux et les besoins de financement sont autant de problématiques à intégrer pour la future production de métaux. Enfin, il paraît nécessaire d’appréhender non pas la seule activité extractive mais de réfléchir à la résilience globale de la chaîne de valeur des métaux en analysant les questions relatives aux activités de raffinage et, in fine, à la conception et à la production d’équipements bas-carbone (Bonnet et al., 2018)
Les conséquences géopolitiques
Les politiques de sécurisation des besoins des pays consommateurs et les stratégies de pays producteurs
risquent d’impacter de manière durable l’ordre international et la géopolitique des énergies.
À la recherche d’une autonomie stratégique
Différentes options s’offrent aux pays consommateurs pour limiter la dépendance extérieure (production nationale, recyclage, etc.) bien qu’aucun pays n’envisage une autarcie complète sur ce sujet. Le règlement européen a par exemple défini différents objectifs à l’horizon 2030 : répondre à 10 % de la demande intérieure pour le secteur extractif européen, à 40 % pour le secteur de la transformation et du raffinage et à au moins 15 % pour le recyclage. En outre, il envisage que l’UE ne puisse être dépendante, pour chacun des matériaux critiques, à plus de 65 % d’un seul pays extérieur à la zone. Cela implique de mettre en place rapidement une politique de diversification des fournisseurs. L’UE apparaît toutefois en retard par rapport à ses concurrents américains et chinois. En qualifiant la question des métaux critiques de priorité nationale et de menaces extraordinaires pour l’économie, Donald Trump a impulsé un nouvel élan à la politique minière et métallurgique américaine dès 2017, repris et prolongé par Joe Biden avec le développement de partenariats internationaux, soit dans un cadre bilatéral avec certains grands pays miniers (Australie, Canada), soit de manière multilatérale avec certains pays de l’OCDE ou asiatiques (voir le Tableau 1). Les États-Unis disposent également d’atouts indéniables : un sous-sol riche en minerais et un droit minier attractif, des champions internationaux dans le secteur métallurgique et un cadre économique et législatif favorable à ce secteur. L’Inflation Reduction Act voté en 2022 contient des clauses relatives à la production de batteries sur le sol américain qui pourraient permettre la localisation (ou relocalisation) d’activités métallurgiques sur le territoire américain mais qui est également annonciateur d’une possible fermeture commerciale internationale. Il constitue une réponse forte à la stratégie chinoise, dont la politique de sécurisation
en minerais et métaux critiques est un invariant depuis près de 20 ans (Bonnet et al., 2022 ; Hache, 2019).
Avec un sous-sol extrêmement riche et une politique dynamique d’investissements dans le secteur du raffi-
nage et de la transformation, la Chine est devenue le premier producteur mondial de métaux. Cependant
l’importance de ses besoins l’ont également obligée à développer une diplomatie minérale dynamique depuis le début des années 2000 avec des investissements de plus de 200 milliards de dollars dans les zones riches en minerais et métaux. Cette stratégie offensive a été renforcée par le lancement du projet des nouvelles routes de la soie dès 2013 (accords de coopération avec près de 140 pays), en développant des accords économiques, militaires, culturels ou financiers pour inclure certains pays miniers dans sa sphère d’influence. Sur certains terrains à haut potentiel minier, les rivalités sino-américaines pourraient être exacer-
bées et, de manière plus globale, une rivalité de bloc entre une sphère d’influence occidentale et une sphère
d’influence chinoise pourrait se former. Le développement par les principaux pays occidentaux de standards
environnementaux approfondis dans le secteur minier pourrait également constituer une réponse à la domi-
nation chinoise dans le secteur minier international, en proposant un modèle alternatif plus durable pour les
principaux pays producteurs.
Cartellisation ou coopérations internationales
Les pays riches en matières premières d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Bolivie, Chili, etc.), d’Afrique
(Afrique du sud, République démocratique du Congo, Zambie, etc.) ou d’Asie (Indonésie, Philippines, etc.)
sont de potentiels gagnants de la transition écologique mondiale. Certains d’entre eux souhaitent profiter de la dynamique observée sur les marchés de métaux pour les structurer à l’image de l’OPEP. De nombreuses voix s’élèvent en Amérique latine pour la formation d’un cartel entre les pays du triangle du lithium (Argentine, Bolivie, Chili). Néanmoins, leurs politiques de production très hétérogènes et l’absence du premier producteur mondial australien (plus de 50 % de la production mondiale) ou de la Chine (plus de 60 % du raffinage mondial) ne permettent pas d’envisager véritablement cette cartellisation. La volonté indonésienne de former un cartel des métaux des batteries reste sujette aux mêmes interrogations (Hache, 2023 ; Hache et al., 2022). Ces initiatives constituent un message clair du pouvoir de marché des pays producteurs miniers dans la dynamique de transition, mais également leur volonté de ne pas tomber dans une nouvelle forme de malédiction des ressources en raison de la volatilité structurelle des prix des métaux. La crainte d’une « re-primarisation » de leurs économies les incite notamment à négocier l’implantation des unités de transformation et de raffinage des métaux sur leur territoire en échange des concessions minières pour les acteurs étrangers, afin de bénéficier des retombées financières de leur sous-sol pour opérer un véritable développement industriel. Ce contexte doit inviter tous les acteurs (pays consommateurs et producteurs) à profiter de la dynamique liée aux métaux pour structurer de manière globale les
marchés.
Conclusion
Les marchés de métaux nécessaires à la transition écologique et digitale devraient devenir des éléments structurants de la dynamique de décarbonation mondiale. La hausse de la demande et les contraintes possibles sur la production laissent augurer une forte incertitude sur les marchés. Celles-ci sont renforcées par la concurrence opérée par les principaux pays consommateurs pour sécuriser leurs approvisionnements et par la volonté des pays producteurs de bénéficier des retombées financières de l’exploitation de leurs sous-sols, dans un contexte de rivalités systémiques sino-américaines et d’un possible retour à une forme de blocs de puissance. La compétition exacerbée pour l’accès aux métaux et le nouveau nationalisme des ressources plaide pour la promotion d’une action minière responsable et la mise en place d’un mécanisme de gouvernance mondiale pour les minéraux critiques, afin qu’ils deviennent des vecteurs de rapprochement dans le cadre de la décarbonation mondiale. La création d’une organisation internationale des métaux et des minerais associerait les préoccupations des pays consommateurs et des pays producteurs, en visant la sécurisation des approvisionnements, la stabilité des prix et la transparence des marchés, les transferts de technologies et l’intégration de hauts standards environnementaux pour assurer de concert la réussite de la transition écologique mondiale et un véritable décollage économique et industriel des producteurs miniers.
Malgré ces incertitudes, une chose paraît toutefois évidente : la diplomatie des métaux constituera un
socle structurant des relations internationales dans les années à venir.
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