Par Didier PILLET
Membre permanent du Conseil général de l’économie

Avec les événements récents intervenus en Ukraine, la question énergétique s’est brusquement invitée dans l’actualité. Ce conflit russo-ukrainien et ses conséquences en termes de restrictions des livraisons de gaz et de pétrole en provenance de la Russie, sont venus nous rappeler, s’il le fallait, à quel point nos sociétés sont, dans leur fonctionnement, fortement dépendantes de l’énergie. Cette relation entre énergie et sociétés n’est bien sûr pas nouvelle. De tout temps, en effet, la disponibilité de l’énergie a déterminé le niveau de développement des sociétés.

C’est particulièrement vrai de la période couvrant les 100 dernières années qui a vu une utilisation croissante des ressources pétrolières à l’origine d’un développement économique sans précédent à l’échelle mondiale. Ce résultat tient beaucoup aux avantages attachés au pétrole, une matière liquide facilement stockable et transportable, et présentant une forte densité énergétique, en comparaison des autres formes d’énergies fossiles que sont le charbon et le gaz. L’abondance énergétique qui a accompagné la montée en puissance de la ressource pétrole a paradoxalement éclipsé le rôle central de cette forme d’énergie. Cela a privilégié un pilotage des économies majoritairement réalisé à partir d’outils monétaires et financiers, sans trop se préoccuper de l’approvisionnement énergétique nécessité par le développement économique, considérant en quelque sorte que l’intendance suivrait, le secteur énergétique étant alors vu comme un secteur parmi d’autres secteurs de l’économie.

Les difficultés croissantes en matière d’approvisionnement énergétique et de métaux nous ramènent cependant à la base physique du fonctionnement des économies, suggérant par-là un rééquilibrage où la vision économique apporte désormais un poids plus grand aux approches physiques du développement du fait de la rareté accrue de l’énergie et des matières premières. À cet égard, sur le plan énergétique, on pourrait établir un parallèle entre deux visions, avec, d’un côté des infrastructures énergétiques assurant la fourniture et le transport de l’énergie, et d’un autre côté, des infrastructures financières assurant l’allocation des flux monétaires aux différents secteurs de l’économie. Loin d’être antinomiques, ces deux visions sont à la fois nécessaires et complémentaires l’une de l’autre. Une différence essentielle existe cependant entre ces deux visions dans la mesure où il n’existe a priori pas de limite à la création monétaire, à l’inverse de l’énergie dont les ressources fossiles (charbon, pétrole et gaz) et fissiles (uranium), qui représentent à ce jour de l’ordre de 80 % de l’énergie primaire consommée au niveau mondial, ne peuvent que décliner à l’avenir.

Énergie et Sociétés : constats, limites et perspectives – Introduction

S’agissant des analyses portant sur la problématique de la raréfaction des ressources énergétiques et minérales, il faut bien entendu rappeler que nombre de travaux ont été réalisés ces dernières décennies, parfois de longue date. On pense à cet égard au rapport “The limits to growth”, réalisé en 1972 à la demande du Club de Rome, et dont une édition spéciale a été produite en 2022, à l’occasion du cinquantenaire de sa première parution. Il convient ici de rappeler que ce rapport incluait des simulations informatiques selon plusieurs scénarios construits autour d’un ensemble de problématiques qui, outre la question des ressources, intégraient les questions de pollution, de démographie, de nourriture et de production industrielle. Pour ce qui concerne l’objectif de ce numéro, il s’agit plus modestement d’apporter un ensemble de réflexions autour
de l’énergie au sens large. Cela inclut des considérations sur les ressources énergétiques et minérales, et sur le rapport de leur ensemble avec le fonctionnement des sociétés. Le point de vue adopté ici est essentiellement celui du physicien, avec, le cas échéant, la mobilisation de notions théoriques empruntées à la thermodynamique. Plus particulièrement, la notion de ratio énergétique, connue, par les spécialistes du domaine, sous l’acronyme EROI (soit : Energy Returned Over energy Invested, ou Taux de Retour Energétique, TRE, en français), sera précisée, à la fois dans ses définitions, ainsi que dans ses applications et implications.

Précisément, dans une première partie consacrée aux conditions de la croissance économique, ainsi qu’à la préservation des actifs naturels, Michel Lepetit traite, dans son article, de la question des ressources pétrolières, avec un focus particulier sur le pétrole de schiste américain. Dans cet article, Michel Lepetit aborde notamment les conséquences du franchissement du pic de production mondiale de pétrole, sur l’avenir macroéconomique, financier et environnemental de la planète.

Au-delà de la question pétrolière, et en élargissant à l’ensemble des énergies fossiles, Emma Stokking revient sur les travaux du Shift Project portant sur le plan de transformation de l’économie française qui vise à décarboner cette dernière, secteur par secteur, en favorisant la résilience et l’emploi. Dans son article, Emma Stokking dresse ainsi le bilan du rapport écrit sur le sujet par le Shift Project, depuis sa publication en 2022.

Cette première partie est complétée par 2 articles construits autour des notions physiques de système complexe et de structure dissipative.

François et Mireille Roddier montrent comment l’application de ces notions permet d’approcher le fonctionnementdes cycles économiques, qui sont alors vus à travers les processus d’auto-organisation, à l’image de ce qui sepasse dans le monde du vivant. Ils montrent également l’importance de la permanence des flux énergétiquesalimentant de tels systèmes complexes, en insistant sur les conditions de leur maintien.

Avec le second article, Philippe Charlez mobilise tout particulièrement la notion de structure dissipative, appliquée ici à la société dans son ensemble, qui est alors vue comme un système « hors équilibre », et pour laquelle est rappelé la nécessité d’un flux permanent d’énergie la traversant, condition du maintien de la complexité de son organisation, ainsi que de son existence. À l’inverse, par similitude avec les systèmes thermodynamiques, l’auteur insiste sur l’importance de maintenir la société éloignée d’un état s’apparentant à un équilibre thermodynamique, état qui serait fortement préjudiciable au fonctionnement du système constitué par la « société de croissance ».

Dans une deuxième partie, ce numéro aborde la notion d’EROI. Plus précisément, outre une définition précise de ratio, ainsi que de la méthodologie associée à son évaluation, des exemples sont traités qui permettent d’illustrer les particularités et limites de cet outil d’évaluation des performances des systèmes énergétiques.

Dans l’un des 5 articles composant cette deuxième partie, Gérard Bonhomme et Jacques Treiner apportent une définition précise de la notion d’EROI. Par ailleurs, partant du constat de la nécessité de s’appuyer sur des critères physiques afin d’évaluer les solutions technologiques et les scénarios énergétiques envisagés dans le cadre des contraintes énergétiques et climatiques, les auteurs soulignent l’importance de l’EROI qu’ils présentent comme le principal de ces critères.

Un exemple à la fois emblématique et illustratif de l’application de la notion d’EROI est ensuite donné par Félix Lallemand dans le cadre du modèle agro-industriel. Dans son article, il présente les ressorts énergétiques ayant permis l’émergence de ce modèle. Il y étudie en particulier le rôle du pétrole et du gaz dans son fonctionnement, en soulignant sa vulnérabilité dans un monde où la production d’hydrocarbures fossiles connaît un déclin structurel. Sur la base de ces constats, il propose une évaluation de l’EROI du modèle agro-industriel français, et en discute la pertinence pour l’étude des systèmes alimentaires.

Avec l’article de Louis Delannoy, d’Emmanuel Aramendia, de Pierre-Yves Longaretti et d’Emmanuel Prados, estsoulignée la nécessité d’évaluer l’EROI des combustibles fossiles au stade final ou utile, où l’énergie est au plusproche de la réalité des processus économiques. En procédant de la sorte, les EROIs des combustibles fossiles setrouvent être comparables à ceux des énergies renouvelables, un résultat traduisant sur ce point l’émergence d’unconsensus au sein de la communauté scientifique. Dans l’article, les auteurs reviennent sur les diverses étapesayant mené, de 1971 à 2019, à l’aboutissement de ce consensus, et en discutent les implications vis-à-vis de latransition bas-carbone.

S’agissant de la ressource uranium, l’article de Jan Willem Storm van Leeuwen et Didier Pillet pose la question de l’avenir à très long terme de la production électrique nucléaire, compte tenu du rôle crucial tenu par l’isotope 235U pour assurer cette production. Le point important qu’ils relèvent dans cet article concerne la diminution dans le temps de la teneur de l’uranium en 235U des gisements exploités, avec comme conséquence la dégradation, dans le siècle à venir, de l’EROI du nucléaire, ainsi que la remontée des émissions de gaz à effet de serre (GES) associées à l’exploitation des mines. Ils soulignent par ailleurs que le passage à l’exploitation de l’isotope 238U, propre à assurer un relais énergétique sur plusieurs millénaires, tout en garantissant de réelles limitations des émissions de GES, s’il doit être anticipé assez rapidement pour les sociétés et pays qui ont déjà développé une filière aux fins de pérenniser la ressource en 238U à très long terme, ne saurait cependant prendre sa pleine ampleur à échelle mondiale avant une centaine d’années.

Enfin, le cinquième article revient sur quelques aspects de la physique entourant la notion d’EROI et de son évaluation. Il y évoque notamment les conséquences pour l’EROI des différences entre énergies de stock et énergies de flux, tout en clarifiant le lien existant entre EROI et rendement. Didier Pillet souligne tout particulièrement le fait que les énergies fossiles, encore largement dominantes dans le paysage énergétique, conditionnent fortement le déploiement des énergies renouvelables, notamment à travers la construction de leurs infrastructures. Afin d’illustrer son propos, l’auteur s’appuie sur deux systèmes énergétiques appelés à jouer un rôle important dans le processus de décarbonation de l’économie, à savoir le photovoltaïque et l’hydrogène.

Si les deux premières parties de ce numéro ont été principalement consacrées aux enjeux attachés à l’énergie et à l’EROI, la troisième partie aborde la question des enjeux et défis liés aux matières premières, ainsi que leurs liens avec l’EROI.

Dans le premier des 4 articles consacrés à cette thématique, et après avoir rappelé les contraintes fortes rencontrées dans le domaine des ressources minérales en lien avec la transition énergétique, Victoire de Margerie passe en revue les alternatives aux batteries lithium-ion utilisées dans le cadre de la mobilité électrique. Ainsi, sont mises en avant des technologies de batteries telles que celles fonctionnant au sodium ou à base de fer (technologie LFP), domaines où la compétition internationale s’avère très forte. Victoire de Margerie précise que la diversité des solutions existantes doit permettre de s’adapter aux exigences de performance, de sécurité, de coût et d’empreinte environnementale. Elle insiste aussi sur la nécessité d’avancer rapidement sur ces sujets compte tenu des agendas très serrés en matière de transition énergétique. Elle souligne par ailleurs que l’industrie des batteries électriques pour véhicules électriques devra combiner intelligemment toutes les technologies disponibles pour utiliser au mieux les matériaux de la transition électrique.

Avec l’article d’Emmanuel Hache, Vincent D’Herbemont, et Louis-Marie Malbec, la question de la criticité des approvisionnements des pays en matières minérales est analysée sous l’angle géopolitique. D’un côté, il y a les pays consommateurs, qui, face aux incertitudes naissantes sur les marchés des matériaux, cherchent à développer leur autonomie dans un contexte de forte hausse de la demande, et d’offre contrainte. Et, d’un autre côté, les pays producteurs tendent à développer des stratégies visant à profiter de la manne financière de leurs ressources, et à intégrer l’aval des chaînes de valeur qu’elles permettent. À partir du contexte géopolitique incertain qui résulte de cette confrontation, les auteurs de l’article appellent l’ensemble des producteurs et consommateurs à profiter de la dynamique liée aux métaux pour structurer de manière globale les marchés, ceci afin d’aboutir à la mise en place d’une gouvernance mondiale des matériaux.

Dans l’article suivant, Victor Court et Florian Fizaine rappellent que si les notions d’énergie nette et d’EROI ont progressivement gagné en popularité depuis leur création dans les années 1970, leur évaluation s’avère néanmoins difficile. S’agissant des conséquences de la raréfaction des hydrocarbures et de la baisse tendancielle de leurs EROIs, ils signalent que plusieurs études ont essayé d’estimer l’impact d’une baisse de ces EROIs sur le fonctionnement d’une société industrielle, en tentant notamment d’estimer la valeur minimum d’EROI requise pour soutenir la croissance économique. Les auteurs de l’article soulignent que les résultats de ces études restent hétérogènes et difficiles à interpréter, d’autant qu’ils s’inscrivent dans un contexte de requalification de l’objectif à atteindre (croissance économique ou qualité de vie), auquel la science ne saurait répondre seule.

Enfin, dans le dernier article de cette troisième partie, Alain Liger rappelle que le lithium fait l’objet d’une forte demande au niveau mondial, et que, sous la pression du développement de l’usage des batteries rechargeables,il est classé métal stratégique par l’Europe, cette dernière étant, sur ce point, aujourd’hui totalement dépendante de producteurs extérieurs au continent. Afin d’illustrer cette problématique, l’auteur passe en revue deux projets d’exploitation de lithium, l’un en France et le second en Allemagne, montrant par là le fort niveau d’investissement industriel sur cet enjeu minier majeur, dont le sort reste cependant dépendant de la poursuite des études, de l’acceptation des projets par les populations locales et des autorisations exigées par le droit minier de chaque pays.

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