Par Noémie CARON
Auditrice du Conservatoire national
des Arts et Métiers (CNAM)

Les mondes virtuels amènent avec eux de nouvelles formes d’infractions et de cybermenaces spécifiques. Ils accentuent le déséquilibre entre la toute-puissance des géants du numérique, et la nécessité d’adapter la justice et ses institutions. Afin d’assurer la souveraineté numérique française, le cadre légal doit s’adapter
à ces nouveaux enjeux.

Mondes virtuels :
les fondamentaux

La notion de « mondes virtuels » n’est pas nouvelle. La première référence notable à celle-ci provient de l’ouvrage Snow Crash1 de Neal Stephenson, publié en 1992 sous le terme de « métavers ». Certains parlent « du Monde virtuel » tandis que d’autres préfèrent parler « des Mondes virtuels ». Comme l’utilisation du pluriel l’indique, il en existe déjà plusieurs2 et ils ne cessent de se développer.

Malgré leur pluralité, les mondes virtuels ont des caractéristiques communes : leur persistance, leur utilisation en temps réel et leur aspect immersif et social3.

Pour y accéder et y établir une présence virtuelle4, il est nécessaire d’avoir recours à des « avatars ». Ces derniers sont définis par le dictionnaire Larousse comme étant des « personnages virtuels que l’utilisateur d’un ordinateur choisit pour le représenter graphiquement, dans un jeu électronique ou dans un lieu virtuel de rencontre ». Ils permettent d’y avoir des interactions sociales, professionnelles, commerciales ou vidéoludiques.
Les possibilités d’utilisation de ces mondes et leur mimétisme plus ou moins marqué du monde réel en font des espaces influencés aussi bien par les enjeux du monde physique que par de nouveaux enjeux inhérents à ceux-ci. Dont des enjeux juridiques tels que des infractions préexistantes à l’émergence des mondes virtuels et qui s’y sont simplement transposées, ainsi que des infractions spécifiques à ceux-ci.

La qualification d’infractions de faits
commis dans les mondes virtuels

En droit, une infraction est définie comme étant un « comportement actif ou passif (action ou omission) prohibé par la loi et passible selon sa gravité d’une peine principale, soit criminelle, soit correctionnelle, soit de police, éventuellement assortie de peines complémentaires ou accessoires ou de mesures de sûreté »5. Il existe trois catégories d’infractions : les contraventions, les délits et les crimes.

Au sein des mondes virtuels, deux types d’infractions peuvent être distinguées : les infractions déjà qualifiées dans le monde physique se transposant aux mondes virtuels, et les infractions inhérentes aux mondes virtuels.

Concernant les infractions transposées, l’enjeu est de déterminer si des actes qualifiés d’infractions dans le monde physique le sont aussi dans les mondes virtuels. La Cour suprême néerlandaise a par exemple qualifié pénalement le « vol virtuel » dans son arrêt en date du 31 janvier 2012. Elle reconnaît donc qu’un item virtuel est un bien susceptible d’être volé, et qu’un tel acte est qualifiable d’infraction même si celui-ci a été commis dans un monde virtuel.

Cependant, toutes les infractions qualifiées dans le monde physique ne le sont pas forcément dans les mondes virtuels. Concernant les faits assimilés à des viols, l’article 222-23 du code pénal qualifie cette infraction uniquement s’il y a « pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise ». Pour que cette infraction soit qualifiée, il est donc nécessaire qu’elle ait lieu dans le monde physique à
l’encontre de personnes physiques.

Les infractions inhérentes aux mondes virtuels sont, quant à elles, des infractions qui ne peuvent être commises que dans un monde virtuel via ses outils. Dans son document “Technology assesment report on Metavers”, Interpol parle même de darkverse.

Le darkverse fait référence à la transposition du dark web et de ses enjeux dans les mondes virtuels. Les actes commis à l’aide du darkverse pourraient avoir des conséquences aussi bien dans le monde physique que dans les mondes virtuels. Il pourrait par exemple s’agir d’utiliser les mondes virtuels comme d’un lieu de vente de marchandises illicites livrées dans le monde physique. On peut aussi imaginer que s’y déroulent des
échanges d’éléments ayant pour objectif d’affecter les mondes virtuels, en eux-mêmes, par des atteintes portées à leurs infrastructures, leurs logiciels ou leurs données. Il serait opportun d’adapter le cadre légal actuel à la nature même de ces infractions.

Les enquêtes judiciaires face aux infractions
dans les mondes virtuels

Une des difficultés à laquelle doit faire face la bonne tenue d’une enquête judiciaire réside dans la nécessité même de la constatation de l’infraction. Dans un monde virtuel, on peut imaginer que la constatation soit opérée par des « cyberpatrouilles » des forces de l’ordre. Cette présence virtuelle aurait aussi pour but « d’offrir aux citoyens une meilleure accessibilité » aux forces de l’ordre6. Ce rapprochement des forces de l’ordre à la population pourrait s’appuyer sur divers outils d’intelligence artificielle ainsi que sur des chatbots
institutionnels qui permettraient par exemple aux utilisateurs de signaler rapidement
et facilement tous comportements illégaux. Ce système amènerait donc à la création
de mondes virtuels « de confiance »

Mais la nature même des acteurs des mondes virtuels peut avoir un effet sur l’enquête judiciaire. En effet, ces mondes sont régis par des acteurs privés. Or, le régime juridique encadrant ces acteurs est mal défini. Ce sont eux qui, par les possibilités d’action laissées par les algorithmes, permettent ou non aux utilisateurs d’agir dans les mondes virtuels à travers les avatars. Cette toute-puissance des plateformes entraîne des enjeux
de souveraineté numérique influençant directement les processus d’enquêtes judiciaires. Il est donc nécessaire de rééquilibrer les rapports entre ces plateformes et les acteurs étatiques.

Pour cela, certaines obligations à l’encontre des acteurs privés ont été mises en place. Le règlement européen “Digital Services Act” (DSA) et les articles 6 et suivants de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) leur imposent de signaler aux forces de l’ordre toute infraction qu’elles auraient été amenées à repérer en conséquence de l’exécution de leur obligation de modération fixée par les mêmes textes.

Concernant la tenue des enquêtes, la section II du second protocole additionnel à la Convention de Budapest contient des dispositions concernant la divulgation, par les acteurs privés envers les forces judiciaires étatiques, de données relatives aux abonnés7, au trafic8 ou au contenu9. Ces données sont d’une importance capitale pour les enquêtes, car elles permettent d’obtenir des informations sur l’utilisateur, les caractéristiques de ses communications ainsi que leur contenu.

Les enquêtes relatives aux infractions se déroulant dans des mondes virtuels porteraient sur l’étude de preuves numériques. Aux enjeux traditionnellement attribuables à ce type de preuves s’ajouteraient ceux causés par la nature même de l’espace de commission de l’infraction.

Les mondes virtuels fonctionnent à l’aide de nombreux terminaux susceptibles de contenir des preuves numériques utiles au bon déroulé de l’enquête. On pourrait donc imaginer que les enquêteurs aient accès aux données enregistrées par les casques de réalité virtuelle par exemple, c’est-à-dire, les flux vidéo et sonores enregistrés dans le laps de temps proche de celui de la commission de l’infraction. Si l’exploitation de ces données ne s’avérait pas concluante, il serait aussi imaginable d’utiliser les données haptiques
et biométriques enregistrées. L’analyse des données biométriques, que ce soit sur les terminaux de l’auteur de l’infraction ou sur ceux de la victime, pourrait aussi permettre d’obtenir des éléments sur l’état d’esprit des protagonistes, et éventuellement déduire un préjudice psychologique. Cette possibilité reste toutefois à nuancer face au cadre régissant le traitement des données mis en place par le RGPD10.

Il serait aussi envisageable d’adapter les techniques spéciales d’enquête à ce nouvel espace. Celles-ci permettraient aux forces de l’ordre d’enquêter sous de fausses identités, voire de se faire passer pour des mineurs dans le but de repérer de potentiels pédocriminels sévissant dans ces nouveaux espaces.

La personnalité juridique
de l’avatar

Pour qu’un acte soit qualifié d’infraction, il faut que l’entité l’ayant commis bénéficie d’une personnalité juridique lui conférant la capacité d’être un sujet actif de droit. La reconnaissance d’une personnalité juridique à une entité permet donc de la sanctionner.

Or, pour pouvoir qualifier d’infractions certains actes commis dans les mondes virtuels par le biais d’avatars, il faut reconnaître à ceux-ci une certaine forme de personnalité juridique. Toutefois, un avatar ne peut pas bénéficier de la même personnalité juridique que celle attribuée aux personnes physiques, car, par principe, un avatar n’en est pas une.

Il est néanmoins envisageable de leur reconnaître une sorte de personnalité juridique propre obtenue via l’extension de la personnalité juridique de leur utilisateur. Un cadre légal spécifique à cette personnalité virtuelle11 pourrait ainsi être institué. La reconnaissance d’une telle personnalité juridique induirait donc la possibilité de sanctionner les actes qualifiés d’infractions commis à travers l’utilisation d’un avatar.

Selon le modèle de personnalité juridique retenu, il pourra être considéré que l’infraction est commise par l’avatar ou via celui-ci. On comprend donc que, si l’hypothèse de la création d’une personnalité juridique propre à l’avatar est retenue, il sera question de sanctionner l’avatar en lui-même. À l’inverse, si la personnalité juridique affiliée à l’avatar n’est qu’une extension de celle de son utilisateur, il sera alors question de sanctionner l’utilisateur. Cependant, le fait de sanctionner un avatar peut aussi amener à
sanctionner son utilisateur12.
L’avatar n’étant qu’un outil pour l’utilisateur, sans existence, libre arbitre ou autonomie propre, c’est donc à son l’utilisateur d’être sanctionné. Cela pose problème, car de nombreuses situations rendent complexes l’identification même de l’utilisateur d’un avatar et donc l’attribution d’une sanction à celui-ci. En cas d’anonymat de l’utilisateur ou bien de partage de l’avatar entre plusieurs personnes par exemple. Ou encore dans l’hypothèse d’un contrôle de l’avatar par une intelligence artificielle, en l’absence de l’utilisateur, pour le bon déroulé des actions en temps réel prenant place dans ces mondes virtuels.

Conclusion

L’étude de l’effet des mondes virtuels sur les enquêtes judiciaires amène à constater la nécessité des acteurs publics de s’imposer face aux acteurs privés via l’adaptation du cadre législatif. On comprend que l’affirmation de la souveraineté numérique étatique ne pourra se faire qu’à travers des partenariats avec les acteurs privés du secteur qui sont en position majoritaire dans le domaine.

Afin de bénéficier de mondes virtuels respectant totalement la souveraineté numérique étatique ainsi que le principe de l’autonomie des enquêtes judiciaires, la création de mondes virtuels étatiques est aussi envisagée. À l’image de la proposition du président de la République française, Emmanuel Macron, de créer un métavers européen respectant les normes juridiques européennes.

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