Par Pascal MORAND et Marine PEYROL
Fédération de la Haute Couture et de la Mode

La révolution numérique se poursuit inexorablement, et envahit le monde et notre vie. L’arrivée du métavers, stimulée par celle du Web3, symbolise la vive accélération de la virtualisation. Le métavers est une source de créativité augmentée, de nouvelles formes de déploiement de l’imaginaire, de nouvelles expériences individuelles et collectives. L’article montre en quoi il est naturel aux marques de mode et de luxe de s’en emparer. Il explicite les innovations qui en résultent et leurs modalités. Il se penche également sur ses limites ainsi que sur son impact sur l’identité humaine et l’altérité, et sur le rapport à la mode et au luxe qui peut en résulter.

La révolution numérique se poursuit inexorablement, et envahit le monde et notre vie, symbolisée par des vagues de concepts qui se succèdent et font l’objet d’engouements et de focalisation. Après celle du big data se dont déversées celles du Web2.0, de la réalité augmentée, de la blockchain, de l’intelligence artificielle, du métavers et du Web3, sans oublier la mise en lumière au cours des mêmes années des nouveaux attributs de la fabrication additive et de la robotique, qui a établi un lien direct avec la « réalité » ou plutôt le monde en trois dimensions qui nous est familier. Bien entendu, ces différents concepts et leur matérialisation interagissent entre eux. Ils aident les acteurs de l’économie, de la culture, de la politique, et plus généralement de la société à s’emparer des nouvelles technologies, à mieux comprendre les interactions, à en explorer la teneur et les potentialités. Ce fut ces dernières années au tour du métavers de faire irruption dans les médias et dans les conversations, formelles et informelles, de donner lieu à des projets stratégiques
de grande ampleur tout comme à une floraison de start-up partout dans le monde. Pour autant, les mondes virtuels étaient déjà répandus, à l’instar de Second Life, qui a vu le jour en 20031. C’est la maturité des technologies sous-jacentes qui a conduit à considérer qu’était venu le temps du métavers. D’autres concepts et enjeux reviennent aujourd’hui au premier plan, au premier rang desquels l’intelligence artificielle. Mais le métavers est devenu entre temps un nom commun désignant un nouveau royaume de l’imaginaire qui
peut représenter un espace autonome, et l’on parle alors d’un métavers, ou bien l’espace illimité du nouveau monde virtuel, et l’on parle alors du métavers comme ensemble de tout ce qui existe.

La mode et le luxe s’y sont logiquement intéressés, car ils forment un laboratoire de l’économie et de la société qui annonce toujours les tendances à venir. Cela vaut pour tous les facteurs de transformation digitale. La mode fut ainsi le premier secteur de l’économie, il y a plus de trente ans, à mettre à profit les technologies de l’information et de la communication pour reconfigurer sa chaîne de valeur industrielle2. Par le rôle qu’y tient l’image, elle a très rapidement, et avec la plus grande dextérité, saisi l’opportunité que représentent les réseaux sociaux et est à présent le plus important utilisateur d’Instagram. Ce faisant, le métavers est un terrain de jeu particulièrement adapté à la mode et au luxe.

Le metavers, la mode et le luxe ,
des fiançailles naturelles

Pour comprendre pourquoi la mode et le luxe se sont appropriés le métavers avec le plus grand naturel, il faut en revenir à la source même du concept, tel qu’il a été fondé par Neal Stephenson en 1992 dans Snow Crash, monument de la littérature postcyberpunk3. Le mot lui-même est caractérisé dans la langue anglaise comme porte-manteau, car il en réunit deux, résultant de ce que Neal Stephenson n’appréciait pas les termes de réalité augmentée et réalité virtuelle. Mode et luxe donnent pourtant lieu à une représentation du temps structurellement différente de celle de la science-fiction. La mode est par définition ici et maintenant. Le luxe s’attache à la stabilité dans la durée, par la qualité des produits et la valeur symbolique qui le caractérisent, davantage qu’à la transformation du monde. Mais quatre facteurs confèrent à la mode et au luxe, plus qu’à d’autres, un désir de métavers.

En premier lieu, il représente une grande opportunité d’exercice de la créativité, ce que la mode affectionne. Il faut distinguer ici les marques qui sont tournées vers la création (creativity-driven), qui pratiquent un marketing de l’offre, et celles qui sont tournées vers le consommateur (consumer-driven). Ce sont les premières, où les créateurs de mode / directeurs artistiques jouent un rôle de premier plan, qui sont directement concernées. Il ne s’agit pas pour elles de mésestimer les consommateurs mais de concevoir une offre à dimension esthétique générant une désirabilité, sans que prime a priori l’aspiration à satisfaire une demande et des besoins. Lorsque la création se conjugue à un savoir-faire de grande qualité, le paradigme de la mode rejoint celui du luxe. Réciproquement, le luxe se rapproche de la mode lorsqu’il associe à son héritage culturel une vitalité créative. Le métavers est dès lors un facteur de créativité augmentée. Le second facteur de proximité est la place déterminante que tient l’imaginaire dans la mode et le luxe. Il est plus général que le premier, car si la création génère par nature un imaginaire, l’imaginaire d’une marque ne suppose pas nécessairement un acte créatif s’il est arrimé à un patrimoine immatériel important. Le métavers ainsi peut soutenir la déclinaison de tout imaginaire de la mode et du luxe, de la même manière que la présentation immersive d’une œuvre d’art ou d’une exposition peut enrichir leur visibilité et leur perception
sensorielle et émotionnelle. Le troisième facteur se rapporte au désir d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) qui transparaît dans les défilés de mode, où l’enjeu est d’intégrer les collections dans un univers scénographique associant d’autres disciplines des industries culturelles et créatives. Le métavers est alors un moyen parmi d’autres de créer une expérience polysensorielle cohérente. Le quatrième et dernier facteur tient au rôle plus général que tient l’expérience dans la mode et le luxe, également en termes de design et
d’usage. Il y a certes bien longtemps que s’est répandu le marketing expérientiel dans tous les compartiments de l’économie. Un acte d’achat tout comme l’usage d’un produit sont aujourd’hui vécus comme des expériences, qu’il s’agisse de l’entreprise ou du consommateur. Le métavers va plus loin, car il offre la possibilité à un client ou à un membre de la communauté d’une marque de se mouvoir dans un monde virtuel. En résumé, création, imaginaire, œuvre d’art totale, expérience, sont des attributs du capitalisme esthétique, où la mode et le luxe sont particulièrement à l’aise pour s’approprier des technologies qui leur permettent d’aller plus loin, et qui s’exercent conjointement.

Sous un autre angle, la digitalisation s’est vivement accélérée depuis la pandémie et le métavers a bénéficié de cet effet d’aubaine. Elle a en effet ouvert de nouvelles perspectives de création, de communication et de commercialisation au moment même où les déplacements physiques étaient impossibles ou au moins très limités. Il fallait recréer un nouveau monde, transposer les activités dans un univers digitalisé, se diriger vers une nouvelle frontière éclairée par des explorateurs embarquant avec eux de multiples communautés et
partageant la conviction chevillée au corps que métavers et univers « classique » seraient appelés à converger. Encore fallait-il savoir quels chemins emprunter dans le dédale des métavers fermés les uns aux autres, et dans le contexte d’une grammaire métaverselle encore balbutiante4.

Le metavers, catalyseur de désirabilité
de mode et de luxe

Dans la mode et le luxe, le mot métavers a été parfois utilisé pour illustrer des expériences encore assujetties au Web2.0, et donc se limitant à proposer des expériences supposant une posture passive des utilisateurs. L’usage du qualificatif de métavers a fait alors référence aux progrès réalisés en matière de visualisation en 3D, en statique et en mouvement. Une véritable mutation a eu lieu avec l’avènement du Web3, qui a permis de placer les utilisateurs dans une position active. Ce qui était déjà parvenu à maturité dans les jeux vidéo s’est déployé plus largement, rendant possibles de nouvelles pratiques d’immersion qui ont pu faire usage d’accessoires tels que les casques communément répandus en réalité virtuelle, mais tendent désormais à s’en défaire. Si bien que les audiences, qui jusqu’alors ne pouvaient interagir que de manière limitée avec les
marques ou autres audiences connectées, à l’image des likes sur les réseaux sociaux, sont devenues proactives, prenant aisément part à ces nouvelles expériences de l’imaginaire, et ce de différentes manières.

• Le premier scénario est celui de la participation active et individuelle dans un univers ouvert. Il s’agit des initiatives qui, suivant le modèle des jeux vidéo, permettent aux audiences d’explorer un imaginaire commun ouvert à tous, de s’y déplacer, de personnaliser les actions et interactions, et ainsi de vivre une expérience immersive entièrement personnalisée5.
• Le second scénario est celui de la participation active individuelle dans un environnement fermé. Comme dans le cas précédent, l’expérience est immersive mais réservée à un ensemble fermé d’utilisateurs. Ceux-ci sont sélectionnés par les maisons qui ont décidé de leur offrir une forme de priviliège, comme elles le font sur un plan plus général pour les VIP et les VIC (very important clients). L’expérience peut concerner des événements, des objets, des collections, etc.6.

• Le troisième scénario est celui de la participation active et collective dans un univers ouvert. Les univers multiversels incorporent alors un niveau supplémentaire d’interaction et d’immersion, en permettant aux utilisateurs de s’y retrouver et de co-construire l’imaginaire. On passe ainsi de l’échelle individuelle à l’échelle
communautaire7.
• Le quatrième scénario est celui de la participation active et collective dans un univers fermé, où est renforcé le sentiment d’appartenance à la communauté concernée, à la manière d’un club privé8.

De surcroît, le métavers ne se contente pas de forger de nouveaux univers où se meuvent des personnages existants ou imaginés ainsi que des produits sublimés. Accompagné d’autres technologies, il conduit à l’apparition d’objets que l’on peut qualifier de métaproduits. C’est ainsi que nous assistons à la multiplication d’objets virtuels, sous la forme de jetons virtuels (NFT), qui participent fortement de l’expérience dans les écosystèmes métaversels. Rien n’empêche que ces vêtements, accessoires et autres objets purement numériques soient portés par des avatars communiquant entre eux. À cela s’ajoute une nouvelle forme de liberté créative qui s’affranchit des contraintes des univers physiques tridimensionnels, qu’il s’agisse de modélisme ou de production. Ainsi avons-nous vu surgir la robe Flamme9 de Balmain et des collections inspirées par le biomimétisme imaginées par la marque de mode virtuelle Auroboros10. Au surplus, certaines maisons proposent des expériences où les avatars sont tous à l’origine identiques, mais se façonnent au fur
et à mesure de leur déambulation et expérimentation au sein de l’univers virtuel, pour devenir à l’issue de leur voyage des créations originales et uniques11. Il n’est pas rare de constater un engouement pour des robes ou des sneakers strictement virtuels, dont le prix peut s’élever à plusieurs centaines d’euros, susceptibles d’être diffusés en édition limitée et de bénéficier ainsi de la propriété de rareté chère au luxe12. De nouvelles ambitions artistiques apparaissent également, sous la forme d’œuvres picturales ou d’objets
imaginés dans le métavers et présentés sous cloche13. Ainsi, un métasoulier peut-il aisément devenir un objet d’art ou être considéré comme tel, parmi d’autres convoités par des crypto-collectionneurs détenteurs de monnaies virtuelles basées sur la blockchain.

Mode, luxe , conscience de soI

Les expérimentations virtuelles à venir doivent continuer d’être alignées sur les principes de la mode et du luxe. Se référer à la mode obéit à une logique intemporelle et invariante : « hyéroglipher » son apparence, pour reprendre le mot de Balzac, en affirmant son identité dans un cadre codé fixé par les tendances du moment et les nouveaux référents nés de l’imaginaire des créateurs de mode, qui agissent comme des aimants. Le luxe, quant à lui, permet plus que jamais d’exprimer et démontrer une forme de réussite par l’ostentation, tout comme de donner accès à des produits et services exhalant raffinement et volupté. Ces caractéristiques symbolisent le fait que la fonctionnalité des objets concernés par la mode et le luxe est un enjeu de second ordre. Ce sont l’affect et le signe qu’ils communiquent qui tiennent un rôle primordial, ainsi que leur substance, qui conditionne leur qualité dans le monde physique et prend un autre sens dans le monde digital. On peut dès lors imaginer que du métavers, au sens le plus large, vont jaillir de toutes parts de nouveaux objets de mode et de luxe pleinement affranchis du monde réel y compris dans leur forme et leur usage.

Jusqu’où peut aller la virtualisation ? Elle semble illimitée, d’autant que l’image digitale contemporaine, dans la lignée du cinéma, ne procure pas moins d’émotions qu’une scène de la vie réelle, et qu’il a été par ailleurs démontré que les réseaux sociaux peuvent conduire à une production d’ocytocine qui ne souffre pas de leur caractère immatériel. L’empathie elle-même peut s’ancrer en profondeur auprès des avatars, comme en témoigne l’engouement que suscitent les stars strictement digitales, ou dans un autre registre les senti-
ments forts que les humains peuvent nourrir vis-à-vis des robots14. Et l’on peut imaginer une virtualisation du champ concurrentiel, où la location et la seconde main verront le jour sous une nouvelle forme, où les enjeux de propriété intellectuelle se multiplieront, où de nouveaux acteurs pourront s’imposer dans la mode et le luxe15.

Pour autant le succès spectaculaire des marques de création et de luxe, qui n’a fait que se conforter ces dernières années, témoigne de la permanence des valeurs qui les animent. On ne doit pas y lire une sorte de chant du cygne ou de sursis revigorant mais éphémère, avant que le monde physique ne s’affaisse, car l’émotionnalité, s’agissant de la mode et du luxe comme de bien d’autres domaines, est indissociable de la sensorialité. Qu’il s’agisse du monde physique ou du monde virtuel, celle-ci est dictée par nos cinq sens, au moins, puisque la neuroscience contemporaine nous a demontré que les sens sont en fait beaucoup plus nombreux. Quoi qu’il en soit et pour illustration, la combinaison de la résolution, du sens des contrastes et du sens de la profondeur de la vision humaine, qui est aussi particulière qu’elle est excellente, est loin d’être reproduite à l’identique par l’image digitale16, les technologies haptiques ne font encore que balbutier et il en est de même pour celles qui concernent le goût et l’odorat. Ces décalages sensoriels constituent d’ailleurs l’un des facteurs conduisant à ce que la Fashion Week online, créée lors de la pandémie, s’est superposée à la Fashion Week physique après le retour à la normale, alors qu’il a été dit et écrit qu’elle s’y substituerait. Le besoin de sensations physiques s’est même encore accru tandis que la révolution numérique s’accélérait lors de cette période, par un effet unanimement désiré d’équilibrage des sensations qui, sinon, auraient par trop penché du côté du digital, ce qui aurait provoqué un effet de privation sensorielle. Le métavers a exacerbé le principe énoncé par le philosophe irlandais George Berkeley au XVIIIe siècle, selon lequel n’existe que ce qui est perçu17. Et il est certain que la substitution du monde digital au monde physique est un fait fréquent, qui ne fera que s’ancrer avec le temps. Toutefois, en matière de mode et de luxe comme dans bien d’autres domaines, le corps et l’esprit ne font qu’un. L’oublier reviendrait à retomber dans l’écueil cartésien du dualisme du corps et de l’âme18. La perspective de l’identité numérique pure dans le métavers rappelle également l’image du fantôme dans la machine, utilisée par le philosophe anglais Gilbert Ryle pour évoquer la représentation cartésienne d’un esprit lévitant et d’un corps décrit comme mécanique19. En résumé, si le métavers, en accentuant la fragmentation du moi20, est amené à multiplier les réalités de la mode et du
luxe, leur sens premier n’en sera pas pour autant structurellement endommagé tant il est intimement lié à l’osmose naturelle et indépassable de la force de l’esprit et de la vitalité sensorielle.

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