Propos recueillis
par Grégoire POSTEL-VINAY

Présentation de François TADDÉI
Fondateur et président du Learning Planet Institute (anciennement Centre de recherches interdisciplinaires – CRI), François Taddei est ingénieur général des Ponts des eaux et des forêts. Chercheur de renommée internationale à l’Inserm, il se dédie désormais aux sciences de l’apprentissage et en particulier à la notion
de “Planetizen”, afin de permettre à chacun.e d’entre nous d’apprendre à prendre soin de soi, des autres et de la planète.
François Taddei plaide pour une collaboration à grande échelle afin de construire – avec le soutien, notamment, de l’UNESCO – une planète apprenante et le développement de communautés d’apprentissage travaillant ensemble, pour trouver des solutions durables dans les secteurs de l’éducation et de la santé,
ainsi que dans l’atteinte des Objectifs de développement durable (ODD).

François, pour nos lecteurs, tu es à l’origine d’une création remarquable qu’est le Learning Planet Institute,
sis à Paris, qui est devenue une alliance internationale pour des sociétés apprenantes susceptibles de répondre aux grands enjeux, notamment de développement durable, en expérimentant des écosystèmes numériques pour l’éducation, en développant de la R&D sur les méthodes de formation qui mettent en œuvre de l’intelligence collective, de l’apprentissage par projet. Tu les diffuses via des opérations comme les
Savanturiers, et aussi par une réflexion sur les MOOC. Et tu as une influence notable sur les réflexions sur l’éducation et la formation, tant au niveau national qu’à l’OCDE, et dans les instances onusiennes. Sur le sujet qui nous occupe, les mondes virtuels, je propose que dans un premier temps tu nous donnes une vision prospective, dans un second, la façon dont cela se décline selon les âges et les professions, et que nous évoquions aussi les atouts, faiblesses, chances à saisir et risques du développement de ces nouveaux outils.

Merci ; il y a une accélération des technologies et des enjeux sociétaux qui nous amène à changer l’éducation. Il faut à la fois une éducation aux transitions, mais aussi une transition de l’éducation. Les technologies peuvent contribuer à cette évolution de l’éducation mais elles se doivent d’être au service des apprentissages. Tout en contribuant à une souveraineté, et à une appropriation de ces outils et de ces méthodes, aux différents publics, différents âges ou différents types de contrats.

Former les éducateurs et formateurs,
co-construire les outils

Le second point est qu’il faut aussi éduquer à ces outils. Et je dirais qu’il faut éduquer à l’heure des outils : par exemple à l’heure où l’intelligence artificielle peut rendre des copies de bons étudiants en droit, on peut se demander si un étudiant a vraiment envie d’apprendre à faire des choses qu’une machine pourra faire plus vite et mieux que lui. Cela concerne non seulement son éducation mais aussi son avenir professionnel. Il faut
donc apprendre à faire des choses avec les machines que ni les machines ni les humains seuls ne sauraient faire.

Et comme il n’y a pas d’enseignement sans enseignants, il faut aussi questionner la formation des enseignants, leur appropriation de ces outils. Et s’agissant de formation professionnelle, il faut interroger les différents métiers, et ceux qui y forment, car si l’on n’est pas capable de les faire monter, eux, en compétence, ils ne pourront pas accompagner les transitions en cours. Ils peuvent être cheville ouvrière ou facteur limitant selon la façon dont on “co-design” ces outils et leurs usages avec les apprenants et les enseignants.

La question de l’appropriation est essentielle : par exemple se fait-on imposer des outils venant de Californie, ou de Chine, ou créons-nous les nôtres et si oui, comment ? Il y a des chances que d’un point de vue strictement technologique, nous ayons un temps de retard : les développements sur open source en intelligence artificielle sont parfois un peu moins performants, mais le retard n’est que d’un an ou deux. La question est donc d’accepter d’être légèrement en retard mais avec nos propres outils et usages, afin de rester maîtres chez nous, alors que si l’on se fait imposer des outils conçus ailleurs, nous n’aurons la
maîtrise ni des données, ni des algorithmes, ni des usages que l’on voudrait promouvoir, ou des sujets éthiques

Réinventer les Lumières

Cela pose la question du modèle économique et des modes de rémunération de ceux qui alimentent l’open source (rémunération par la gloire ou bien financière publique ou de mécénat), alors qu’ils sont en concurrence avec des modèles propriétaires de grandes plateformes qui en tireront des marges de manœuvre considérables pour faire, entre autres, de la R&D et mener la course en tête ?

Oui, les modèles économiques de l’économie de la connaissance et de la reconnaissance ont besoin d’être inventés simultanément. On peut à la fois financer les gens qui contribuent à l’open source ou à l’open data, et créer des contenus éducatifs libres (open education resources). Pour moi, la question est la réinvention des Lumières : nous parlons là d’éducation, de science, de démocratie, de citoyenneté et de vivre-ensemble. Tout cela a été inventé une première fois à Athènes en s’appuyant sur l’écrit et les murs de la cité, une seconde par les philosophes des Lumières, en s’appuyant sur l’imprimerie et la notion de nation, et nous le vivons une troisième fois avec le numérique et des enjeux qui sont devenus planétaires.

Vivre avec les outils d’intelligence artificielle

Ne faut-il pas considérer les limites des outils ? Par exemple pour ChatGPT4, il offre des performances
remarquables en se fondant sur des milliards de données, mais en même temps présente une sorte de moyenne statistique de ce qui a été dit auparavant, ce qui ne permet pas nécessairement de répondre
à tous les enjeux devant nous, ni d’être très innovant ?

Oui, par définition il fait la synthèse du passé, et donc a du mal à inventer l’avenir, alors que les disruptions sont souvent les plus intéressantes. Par exemple ChatGPT est une disruption, mais est-elle capable de se penser elle-même ? D’autre part, Bloom, une version open source des mêmes algorithmes, existe, et on pourrait investir massivement dessus face aux transitions à venir, c’est le premier niveau ; ensuite, chacun peut apprendre à faire des « prompts » (courts messages de commande à une IA), et apprendre les limites
de la machine et à se dire « puisque finalement le résultat est une moyenne, et qu’en outre la machine ne donne pas de sources, du moins pas pour l’instant, voire qu’elle en invente ce qui est carrément dangereux, on a besoin d’un esprit critique, au moins autant face à une intelligence artificielle qu’humaine ». Il faut donc évaluer les étudiants pas tant que leur capacité à mémoriser que celle d’aller plus loin que la machine. Par exemple des institutions ont interdit ChatGPT (SciencesPo, ou à New York), mais la question n’est pas
tant de l’interdire que de savoir ce que l’on peut faire de mieux en en disposant. Il faut dire aux étudiants « vous avez le droit d’user de ChatGPT, mais montrez-nous ce qu’elle vous a fourni et les limites de ce qu’elle vous a apporté ». D’autre part, il y a d’autres IA, comme une que nous avons développée ici qui s’appelle “We Learn”1, aussi basée sur les transformeurs, mais au lieu de faire des moyennes, elle préserve l’intégrité et la spécificité de chaque source, et renvoie à une famille de textes qui sont proches. Ainsi, si sur un texte vous voulez vérifier des personnes pertinentes, elle va vous donner des listes et des contenus, par exemple des thèses publiées en France ou des articles de HAL, ou des podcasts de France Culture, ou des articles contenant une bonne base comme des articles de The Conversation qui vont aider à creuser son sujet. Je m’en suis servi pour mes propres livres, ce qui élargit les sources ; c’est très utile et l’on a besoin de démocratiser ce genre d’outils, et de créer de facto des services publics de la connaissance.

Créer des services publics de la connaissance

On a créé des services publics de la radio et de la TV à l’époque où c’étaient les technologies émergentes, mais pas depuis l’apparition du web ou de l’IA. On a éventuellement des services publics qui se sont emparés du sujet, mais ce n’est pas la même chose que France Télévisions mette des données en ligne que d’avoir un service public de l’intelligence artificielle ou de l’open source, open science, etc. On a créé France Université Numérique, l’initiative la plus visible, et cela a été très intéressant, mais on ne lui a pas donné les moyens d’évoluer face aux progrès de Coursera ou d’autres qui sont devenues des multi-nationales et des licornes. Il faut investir dans la R&D des services publics et notamment de l’éducation, de la connaissance.

Il y a des initiatives de diffusion,
comme la plateforme Cairn.info ?

Oui, mais il s’agit de diffusion, pas de R&D. Par exemple nous avons tous été surpris par le Covid, et le système universitaire ou scolaire n’avait pas les outils pour faire face. L’université la plus innovante aux États-Unis huit ans de suite, l’Arizona State University, a beaucoup investi dans la R&D, avait créé EdPlus quelques années avant,et donc avaient tous ses cours disponibles en ligne2. Ils faisaient de l’hybride avant la crise et ont pu rapidement s’adapter. Sur les technologies immersives ils travaillent avec les fondateurs de Dreamworks pour faire ce qu’ils nomment Dreamscape3, qui crée des environnements immersifs pédagogiques. On peut ainsi être immergé dans l’océan pour comprendre la vie des baleines, ou dans la forêt amazonienne, ou autour des gladiateurs dans la Rome antique… et ils prototypent des expériences pédagogiques dans ce genre d’environnement. Par exemple pour comprendre l’écologie, la génétique d’un milieu spécifique ; ou comprendre le changement climatique en étant immergé dans l’océan, ou en Antarctique. Cohabite dans l’université pour sa R&D un écosystème agile de développeurs, chercheurs, enseignants, étudiants, qui permet de prototyper rapidement des situations nouvelles.

Simuler les crises

Et en France, en Europe ? Et sur quoi cela
porte-t-il surtout, la prévention de crises,
la simulation pour de la chirurgie ?

Il y a eu en effet le plus d’investissements dans la santé après le Covid, cela peut être de la simulation, et plus généralement que faire dans une situation critique, par exemple comment on gère une salle d’opération en période de crise : il vaut mieux se tromper dans une simulation que dans la vie réelle, c’est la même raison qui amenait auparavant dans la santé à disséquer des cadavres ; ou dans l’aviation, ou dans le nucléaire à simuler des cas d’accident, souvent la conséquence d’une succession d’incidents. Ce sont en outre des domaines où l’argent est plus facilement disponible que dans l’éducation nationale. Et savoir comment s’agencent les différents corps de métiers en situation de crise, et tirer des enseignements d’erreurs en situation de simulation pour ne pas les répéter en situation réelle importe.

En effet pour les cyberattaques des hôpitaux,
on a constaté qu’un hôpital préparé à la crise
revient à l’état normal en huit jours,
mais cela peut atteindre
six mois s’il n’était pas prêt…

Oui de même aux États-Unis, on simule les situations de crise dans un stade, pour gérer les flux, ce qui n’est pas trivial. Nous aurons la même question pour les Jeux olympiques.

Il y a donc deux types d’outils,
ceux pour l’acquisition de connaissances,
et ceux pour apprendre à gérer l’imprévu ?

Oui les situations complexes, car la complexité peut créer des situations imprévisibles et potentiellement catastrophiques. D’où l’importance de créer de la résilience dans les systèmes, et des dynamiques qui impliquent nombre d’acteurs. Ce qui montre bien que nous ne devons pas nous faire imposer des algorithmes ou des jeux de données qui ne correspondent pas forcément à nos propres situations et capacités d’intervention.

Développer les sciences participatives

Il faut donc que la technologie intègre
les actions de chacun, et donc permette
de créer une forme d’intelligence collective ?

Exactement, je crois beaucoup aux sciences participatives, qui sont une façon de gérer de façon rationnelle l’intelligence collective (la bêtise collective existe aussi), car gérer des collectifs humains, des foules, c’est compliqué. Rien qu’un exemple : après que Kasparov eut été vaincu par Deep Blue, il organisa une partie contre le reste du monde. Karpov l’avait fait avant lui, sans succès de la part de ses opposants, qui agissaient séparément. Kasparov voulut rajouter de l’intelligence collective, en donnant du temps pour la délibération entre ses opposants, et de la modération, assurée par quatre jeunes. Parmi eux, une jeune américaine disposait d’un logiciel qui montrait la cartographie des possibles proposés par les autres joueurs. Et tant que le collectif suivait ses recommandations, du 9e au 81e coup, Kasparov était en échec. Il a déclaré que c’était la meilleure partie du monde entre humains… Ce qui était important, c’était le petit logiciel qui permettait la
modération. De même que Wikipedia est une co-écriture. Pour faire converger des intelligences sur un produit, qu’il s’agisse de démocratie participative ou d’autres produits, on a besoin d’outils qui permettent une maïeutique collective. Et qui convergent vers quelque chose qui ne soit pas du café du commerce, mais qu’aucun des individus n’aurait su proposer seul.

Ce qui précède relève largement d’outils
qui préexistent dans l’Internet,
est-ce que des outils immersifs
apportent davantage ?

Il y a quelque chose dans l’émotion qu’il n’y a pas dans les technologies immersives en général, ou plus précisément on peut ressentir une émotion mais on ne peut l’exprimer de la même façon, à l’égard des autres personnes qui seraient dans le même collectif immersif que moi. L’évolution des traits du visage ne suit pas au même rythme, c’est une limite. Il y a une tribune de Noam Chomsky dans le New York Times, qui dit que le problème de ChatGPT, au-delà des critiques qu’il peut avoir en tant que linguiste, c’est que cette intelligence n’a pas d’éthique car elle n’a ni peur ni envies ni émotions, donc de remords, d’hésitations, et elle parlera avec le même aplomb quel que soit le sujet, au rebours d’un humain. Or en particulier dans les problématiques de gestion des situations critiques, se couper de l’émotion des autres fausse les réactions par rapport au réel.

Cibler les usages inclusifs, favorisant l’empathie,
ou à haute valeur, maîtriser les autres

Parmi les menaces, nous venons de voir
un aspect éthique, il y a aussi le risque
de fracture sociale, que ce soit le coût des équipements,
ou le modèle économique, qu’en penser ?

Clairement, il y a plusieurs difficultés liées aux technologies immersives : déjà, on les supporte plus ou moins bien, l’oreille interne réagit mal à ce que l’individu réel soit immobile et son avatar soumis à des mouvements brusques, ce qui peut rendre certains malades. En second lieu, ces objets coûtent très cher. Si c’est pour exécuter des tâches qu’on ne peut faire nulle part ailleurs, cela a du sens : par exemple les simulateurs dans
l’aviation existent depuis longtemps, et dans la mesure où ils évitent des crashs, ils sont indispensables. Pour la formation professionnelle de gens liés à des risques importants, c’est justifié. Ce n’est pas forcément le cas dans toutes les écoles de France, je suis dubitatif. À la limite, cela peut servir à aider les enseignants à gérer une classe, il peut y avoir des enseignements universitaires pour cela. J’ai vu par exemple comment un enseignant peut gérer un élève dyslexique : s’il dispose d’un casque où il voit les lettres danser comme
un dyslexique les voit, il comprend le stress de l’élève, montrera plus d’empathie plutôt que de le stigmatiser. Ce type d’usage est pertinent et inclusif. Autrement, il y a des risques d’exclusion.

De même pour les aidants de personnes âgées, il y a des simulations non virtuelles mais consistant à enfiler des habits alourdis artificiellement, ce qui permet de mieux comprendre l’effort que doit faire celui ou celle que vous aidez, et ceci développe aussi de l’empathie.

Prévenir les addictions

Qu’en est-il sur les risques de perte
de concentration ou d’addiction ?

Sur l’addiction, c’est dramatique ; j’ai été très marqué par un rapport passé inaperçu car publié juste avant le Covid, publié dans The Lancet par l’OMS et l’UNICEF, présidé par Helen Clark, ancienne Première ministre de Nouvelle-Zélande, qui dit que l’espérance de vie diminue par rapport aux générations précédentes, à cause du changement climatique, de l’obésité, des addictions du XXe et du XXIe siècle, dont pour ce dernier les
addictions numériques. C’est lié à un cours donné à Stanford sur le fonctionnement du cerveau et le rôle de la dopamine. Ils ont inventé un mot, la « captologie », pour capturer l’attention des gens pour les conserver dans un jeu vidéo, un réseau social, une interaction virtuelle. L’obésité est due aussi à une manipulation de notre héritage biologique : habitué à manquer du nécessaire, le corps stockait dès qu’il pouvait ; et dès lors que l’abondance était omniprésente, il continue à sur-stocker. Il en va de même pour les informations gratifiantes que peuvent fournir des mondes virtuels, le cerveau cherchant des interactions sociales ou sexuelles intenses. Il faut former très tôt tous les enfants aux risques des addictions en général, incluant de savoir que nos cerveaux peuvent être hackés par la technologie. Et ainsi mieux se connaître et connaître son environnement. Il vaut mieux apprendre à manipuler l’intelligence artificielle que de la laisser vous
manipuler. Idéalement, il faut former ainsi avant une addiction, de même qu’il faut des campagnes anti-tabac avant l’âge de la première cigarette. Et comme le numérique est présent dans les maisons, l’école a un rôle essentiel à jouer. C’est ce pourquoi quand je parle d’apprendre à l’heure du numérique, c’est aussi apprendre à éviter les addictions.

Sur l’enseignement supérieur, que penser des MOOC,
lancés en 2008 et qui ont connu une heure de gloire,
restent avec des résultats significatifs,
comment évoluent-ils quinze ans plus tard,
(le MetaKwark par exemple) et les évolutions
technologiques les affectent-ils ?
Peut-on en attendre mieux ?

Ce qu’a su faire l’open university en Angleterre, ou en Inde, c’est de rendre accessibles des parcours entiers en ligne. Le CNAM aurait pu le faire mieux s’ils avaient eu assez de moyens ; nous n’avons pas suffisamment investi dans des structurations numériques intégrées. Le numérique à 100 % a plein de défauts, mais on a bien vu durant la crise que pour ceux qui ne peuvent se déplacer et qui savent se concentrer, cela peut apporter une valeur ajoutée exceptionnelle. Dans le cas de l’Arizona State University, ils ont développé 300 partenariats digitaux avec des start-up, et donc on a l’impression qu’on est chez EdPlus4 d’ASU, mais cela intègre des dizaines d’outils qui viennent de leurs partenaires, et ils ont décidé que leur propre conférence serait en Californie (alors qu’ils sont sis à Phénix) pour enrichir en permanence leur écosystème des apports de la côte Ouest. Cette dynamique partenariale n’a pas d’équivalent en France.

Ces partenariats sont-ils financés par l’université
elle-même (les universités américaines
sont plus riches que les nôtres) ?
Et sinon, pourquoi ce ne sont pas les GAMAM
ou BATX qui se lancent là-dedans en considérant
le business de l’éducation dans une optique libérale ?
Ou bien se lancent-ils à partir des universités
parce qu’elles ont l’atout des sources
de connaissance ?

Dans l’industrie de la connaissance, il y a aussi de la reconnaissance, et le diplôme, apanage des universités, est jusqu’à maintenant ce qui a le plus de valeur dans l’économie de la connaissance, ce qui attire des partenariats. Une autre approche dit que c’est le marché du travail qui est directeur, et donc que l’on va créer des programmes pour aller travailler chez telle ou telle industrie, qui a besoin de recruter par milliers ou dizaines de milliers, ce qui donne lieu à des programmes de formation pour les salariés.

Cette forme d’adéquationnisme peut fragiliser
les salariés si leur employeur connaît
des revers de fortune…

Oui, sauf s’ils ont appris des technologies réutilisables dans d’autres contextes. En pratique, ces deux approches avancent simultanément. Depuis que ChatGPT4 a réussi certains concours, y compris de type sélectif, il faut s’interroger sur l’appétence pour apprendre ce qu’une machine sait faire. Certes, on peut jouer aux échecs même si DeepBlue gagne, mais l’attrait professionnel importe : vous devez acquérir des compétences que les machines n’ont pas.

L’OCDE avait produit en 2012 une étude expliquant
que la moitié des métiers risquait de disparaître
ou être profondément changés en 2030. En pratique,
dix ans plus tard, on constate qu’il y a bien eu une
disparition d’environ 10 % d’emplois peu qualifiés
et très automatisables, mais que les autres demeurent,
tout en étant, en effet, adaptés pour se servir
de nouveaux outils…

Cette capacité à se réinventer est très importante. J’ai discuté avec Florence Poivey et ses équipes de WorldSkills, qui organise des olympiades des métiers en 2024. J’écrivais qu’il y a intérêt à inventer des laboratoires de métiers de demain, et WorldSkills contribue à cela : on invite des jeunes à relever des défis professionnels, en prenant en compte différents critères, comme la transition écologique, et d’explorer comment leur métier se réinvente (le mot skill recouvrant à la fois la notion de compétence et de métier) dans l’esprit de l’appel d’offre CMA du SGPI sur les compétences et métiers d’avenir. Ainsi, des tailleurs de pierre vont refaire Notre-Dame-de-Paris, ce sont des métiers millénaires mais dont les techniques évoluent.

La question est la réflexivité : suis-je conscient de mes progrès en tant qu’individu, en tant que part d’un collectif (entreprise, branche, personnes développant une compétence) ? Apprenons-nous les uns des autres, mutualisons-nous nos explorations ? Si l’OCDE a surestimé l’impact, c’est que chaque métier a su s’organiser pour faire face. Et face à l’accélération des changements, climatiques, numériques, comment peut-on s’organiser de façon plus structurée, à l’échelle des branches, à l’échelle nationale, ou internationale ? WorldSkills est une plateforme, qui pourrait capitaliser davantage : nous avons été champions du monde de la biologie synthétique, et avons en outre accueilli les organisateurs de la compétition qui avaient quitté le MIT car ils n’aimaient pas Donald Trump, et la communauté de biologie synthétique est une forme d’olympiades, où chaque équipe doit tout documenter en ligne, dire ce qu’elle a utilisé des générations précédentes et quelles collaborations elle a eues pour capitaliser ; à la façon de Bernard de Chartres, pour voir loin il faut gravir les épaules de géants. Les communautés apprenantes deviennent des communautés de recherche et d’exploration de nouveaux métiers et des manières de se former à ces nouveaux métiers. On passe du praticien au praticien réflexif, au praticien chercheur et au chercheur praticien. Et ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est aussi au niveau d’une communauté. Cela suppose des outils numériques, d’intelligence artificielle, qui permettent de savoir si d’autres se sont posé la même question, si certains
ont déjà la réponse, si à défaut lorsque beaucoup se la posent comment mutualiser les efforts pour y répondre, traiter un sujet devenu prioritaire et obtenir des ressources pour explorer ces sujets prioritaires.

Parmi les atouts français en l’espèce, quels sont ceux
sur lesquels surtout capitaliser, ou lesquels renforcer ?
Il peut y en avoir d’autres que la biologie de synthèse.

On a des services publics et des citoyens engagés, c’est une force. La faiblesse est d’organisation pour faciliter la transformation, l’innovation. Des expériences comme https://beta.gouv.fr/ ont permis de l’exploration de solutions open source, mutualisables avec des partenaires qu’ils soient en Europe, en Inde ou ailleurs. Quand je discute avec des collègues étrangers, ils nous envient des structures comme le SGPI. On pourrait en avoir au niveau européen… la Commission a certes ses propres effectifs de R&D mais ils ne sont pas suffisamment dans l’open source. Nous avons des gens bien formés, mais à l’heure de l’IA, ces gens vont-ils être capables de s’adapter suffisamment vite à ces transitions ?

Il faut passer à la notion de défi. Non plus seulement « Je suis là pour apprendre tel théorème » mais « Je suis là pour résoudre un défi et trouver les bons outils pour ». Tous les métiers auront des défis, et ceux qui savent les relever auront toujours du travail.

C’est donc une question de l’apprentissage
par projet ?

Oui, mais surtout par défi ce qui est une des formes de l’apprentissage par projet. Ce n’est pas la même chose d’avoir un projet dont celui qui la donne détient déjà la solution, ou s’il ne la détient pas ; ou si celui qui se fixe le projet le choisit parce que la problématique le touche. Par exemple la fondation Lego a fait le tour du monde pour trouver les écoles qui préparaient le mieux les enfants à s’adapter aux défis du XXIe siècle, et a trouvé étonnamment non en Californie, dans le quartier latin ou à Singapour, mais à Haïti, une
école où à 6 ans on apprend à planter une graine, car la nourriture importe, à 12, à coder un serveur de SMS car la version marchande est trop chère, et à 18, à créer un réseau de détection d’ondes sismiques, car c’est vital pour sa communauté. Ce sont à chaque fois des projets co-définis par les jeunes eux-mêmes, et in fine cela donnera des prix aux olympiades internationales de géologie, même s’ils ne sont pas nés dans l’environnement le plus favorable pour cela.

Penser l’avenir en le co-construisant
avec les générations montantes

À l’assemblée générale des Nations unies à New York pour le premier sommet “Transforming education” en septembre 2022, on constatait que la crise Covid avait fait des ravages : il y a des pays où 90 % des enfants de 10 ans ne savent pas comprendre ce qu’ils lisent. L’Unesco disait que le monde est en crise, que l’éducation devrait être partie de la solution et qu’elle est une partie du problème. De même, le secrétaire général de l’Onu António Guterres mentionnait l’importance de l’éducation et de l’investissement
pour elle, tandis que Jeffrey Sachs réprimandait ses anciens élèves partis à la Banque mondiale pour leur trop grande timidité à investir dans l’éducation. À cette occasion, 500 000 jeunes ont été invités à s’exprimer sur le futur de l’éducation, ce qui a conduit à une déclaration5, en une trentaine de points qui mériteraient d’être discutés partout, et pour lesquels Gutteres a appelé à co-construire l’avenir avec eux.

En pratique pour l’espèce humaine, la jeunesse est la R&D de l’espèce : elle a le plus d’intérêt à l’avenir car elle y passera le plus de temps, mais elle a aussi une grande capacité à explorer les possibles. Cela conduit à définir les priorités et les droits. Or les droits des enfants ont été écrits par les adultes (en 1924), comme les droits des esclaves le furent par leurs propriétaires, ce qui dans ce cas avait peu de chances de répondre à leurs attentes. Il serait utile d’impliquer directement les enfants, un siècle après cette première formalisation des droits. Cela a été fait par exemple à l’échelle de Paris, et a donné lieu à une charte parisienne des droits de l’enfant, qui touche non seulement aux attributions du responsable jeunesse de la ville, mais aussi du logement, du handicap, des transports…

Quels âges ont ceux pour qui ce type de consultation
a eu lieu ? Et cela reflète-t-il beaucoup l’opinion
des parents ou de ceux qui posent les questions ?

10-18 ans. Oui forcément, mais l’enfant s’autonomise progressivement et plus on lui demande son avis tôt, plus il réfléchit par lui-même tôt.

Nous avons couvert beaucoup de sujets.
Reste-t-il un sujet qui te tienne à cœur,
ou bien me reste-t-il à te remercier ?

Il y a un livre qui m’a marqué de Donnella Meadows sur les douze leviers pour changer un système6, hiérarchisés par ordre d’importance croissante. Or nous avons besoin de changements systémiques, ce qui donne de l’importance à son ouvrage. Le premier groupe est celui des paramètres, et dans le domaine de l’éducation, cela correspond au nombre d’élèves par classe, le nombre d’heures consacrées à tel sujet, qui occupe une bonne partie de nos débats sur l’éducation. Le second niveau regroupant aussi trois éléments concerne les boucles de rétroaction, pour accroître ou réduire l’importance de tel sujet ; par exemple
ce que l’on évalue, si on fait un grand oral au bac… Les six autres leviers, les plus importants selon elles, sont les flux d’information du système que l’Internet, et les outils dont nous venons de parler, a énormément accrus ; qui décide dans le système (et l’on voit que le conseil national de la refondation est une forme d’ouverture vers ce qui va se passer) ; la question de l’auto-organisation du système (par exemple pendant le Covid on a permis aux hôpitaux plus de liberté d’organisation pour accroître leur réactivité, mais par défaut
nous sommes assez centralisés, notamment dans l’éducation, où la rue de Grenelle a une structure très hiérarchique et pyramidale ; d’autres pays s’en sont affranchis mieux que nous). Et enfin les trois niveaux les plus impactants sont de savoir quels sont les buts du système (on donne tellement de buts à l’Éducation nationale que l’on peut s’interroger sur sa façon de traiter les principaux enjeux ; et cela, certains pays l’ont fait) ; un niveau de changement de paradigme, par exemple de passer d’une compétition sur les savoirs d’hier
vers une coopération sur les enjeux d’aujourd’hui pour inventer le monde de demain ; et enfin d’inventer ce qu’elle nomme un paradigme ouvert, une capacité à évoluer en fonction des besoins de la société. Certes, Meadows songeait surtout aux ressources planétaires, mais en matière d’éducation, je pense que nous avons besoin des mêmes réflexions sur les changements systémiques. On a tendance à ne pas changer souvent de modèle, au regard de ce qu’Aristote appelait la φρόνησις (phronesis), pour guider une éthique de l’action. Et
notamment d’examiner les conséquences collatérales et non voulues de nos actions, de notre système, et au vu des crises auxquelles nous sommes confrontés, comment prendre du recul. Pour cela, savoir comment former des jeunes ou moins jeunes aux conséquences que nous avons sur la planète importe. J’ai l’exemple d’une jeune fille qui m’a marqué, et ce sera mon mot de la fin : elle arrive à 14 ans après la lecture du rapport du GIEC, avec la conclusion que la seule façon d’avoir une empreinte carbone nulle, c’est le suicide. Sa psychiatre, qui travaille sur les sujets d’éco-anxiété, a réussi à la détourner de ses intentions en lui disant « Si tous ceux qui pensent comme toi se suicidaient, il ne resterait plus que ceux qui sont le plus enclins à saccager la planète : tu dois donc rester en vie et avoir un impact positif ». Cela suppose que nous, avec nos outils, sachions accompagner ces jeunes de façon constructive plutôt que de les laisser s’enfoncer dans une déprime qui ne mène nulle part, si ce n’est à l’implosion des individus ou à l’explosion du collectif.

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