Par Thomas TASSIN
Co-fondateur de Mira

Les mondes virtuels sont souvent, à tort, considérés comme le prochain Internet. Cette affirmation empêche de penser leurs réelles filiations, les raisons profondes de leur émergence ainsi que les effets durables qu’ils pourraient avoir sur notre relation au monde et à la société. Nous proposons ici de dépasser une analyse centrée sur les usages immédiats, dont la pertinence est limitée concernant une innovation technologique et artistique de rupture.
En regardant du côté des arts, notamment visuels et de leurs différents supports, il apparaît que les mondes virtuels en sont des descendants très proches.
De par cet héritage, les métavers s’inscrivent dans l’évolution continue de notre perception, de nos interactions et de nos représentations du réel.
Les perspectives qu’ils apportent sont à considérer sous ce prisme.

Aux racines du virtuel

La thèse qui positionne le métavers comme le futur d’Internet est un raccourci malheureux. Elle constitue une réponse trop rapide à la question de sa place dans l’Histoire, de ses sources, et donc de sa raison d’être et de sa trajectoire future. Plusieurs indices indiquent que cette lignée n’est pas aussi naturelle qu’on le dit. Ainsi, l’usage d’Internet, qu’il s’agisse du Web1 ou du Web2, est-il principalement organisé en mode asynchrone,
seul, sans représentation spatiale, avec un rapport à l’esthétisme et à l’émotion limité. Ce qui n’est pas le cas du métavers.

Si le métavers est certainement un cousin d’Internet, sa lignée est bien plus complexe en ce qu’il présente des similarités qui sont plus fortes avec d’autres inventions qui ont chacune transformé leur époque : la peinture, la sculpture, l’écriture, l’imprimerie, la photographie, le cinéma, le phonographe, le téléphone, la télévision, les différents moyens de transport modernes depuis la draisienne, ou encore les jeux vidéo. Ces innovations ont permis d’explorer, de créer et de partager de nouvelles représentations du réel, ont ouvert de larges champs de créativité et changé à jamais notre rapport au monde.

La compréhension des enjeux du virtuel en général et du métavers en particulier est à mettre en perspective avec l’histoire de la représentation du réel, notamment à travers les arts, ce qui inclut l’évolution des supports et des technologies d’expression artistique.

Il y a environ quarante mille ans, les premières peintures rupestres étaient réalisées dans les grottes de Lascaux en France et d’Altamira en Espagne, directement sur des parois rocheuses à l’aide de pigments naturels, tels que l’ocre, le charbon de bois et l’argile. Les premiers artistes utilisaient leurs mains, des bâtons ou des morceaux de charbon de bois. Certaines peintures se répondent et se superposent bien que créées à cinq mille ans d’écart. L’art comme représentation du réel apparaît dès ses origines comme un moyen de
communication et de transmission.

Au-delà du caractère intemporel et de la beauté de ces œuvres, plusieurs points attirent l’attention.

Figure 1. Photo de la grotte Chauvet : caverne du pont d’arc (Source : site de l’office de tourisme de Berg et Coiron).

L’emplacement

Au fond des grottes, sur les murs, loin de la lumière de l’entrée, dans des recoins courbés. La visualisation de l’œuvre suppose de s’approcher et de se retrouver en partie entouré par les parois et les peintures. L’œuvre est positionnée pour être vécue de façon immersive, en s’extrayant du réel, pour prendre du recul et ainsi mieux le penser, l’assimiler et le comprendre.

Le mouvement

Pour voir les œuvres, il fallait les éclairer à l’aide d’une torche, ce qui leur donne vie. L’impression de mouvement apportée par l’éclairage est accentuée par les peintures elles-mêmes, avec des effets de répétitions et de superpositions de traits, des pattes supplémentaires, des positions dans l’espace qui transmettent une dynamique et créent une tension palpable.

Les thèmes

Les animaux sont beaucoup plus présents que les hommes ou les femmes.

Lorsque les humains sont représentés, ils sont bien moins détaillés que les animaux.

Les représentations sont principalement figuratives, sauf lorsqu’il s’agit d’empreintes qui, répétées, peuvent donner naissance à des œuvres quasi abstraites. Elles vibrent et parlent directement à nos émotions, comme un partage direct de rêves et de sensations.

On retrouve aussi représentés dans ces grottes, des instruments de musique, des flûtes en particulier, qui indiquent que la musique était présente à cette époque, et peut-être jouée au moment de la création ou de la contemplation des peintures.

Ces éléments portent en eux toutes les plus importantes représentations autour de l’art et de la représentation :
• le support ;
• le rapport au temps et au mouvement ;
• la représentation du réel et de la présence humaine en particulier ;
• le potentiel de partage, de communication et de transmission.

Figure 2. Robert Fulton, Brevet d’invention 1799 (© Archives INPI).

Concernant l’art préhistorique, en tout cas en ce qui concerne les peintures murales, la question de l’auteur et de la propriété de l’œuvre ne semble pas envisagée, celle de sa monétisation encore moins… Des notions qui sont aujourd’hui omniprésentes dans le monde de l’art devenu un domaine économique.

Le métavers reprend et s’inscrit dans ces mêmes questions, dans la continuité des différents modes de trans-
mission et de représentation du réel.

Au fil des siècles, les artistes ont utilisé différents supports pour leurs créations, tels que la poterie, les textiles et les métaux. L’écriture est apparue il y a environ 5 000 ans, avec l’invention de l’écriture cunéiforme en Mésopotamie et l’écriture hiéroglyphique en Égypte.

Ces premiers systèmes d’écriture étaient gravés sur des tablettes d’argile à l’aide d’un
stylet.

L’écriture est devenue plus sophistiquée avec l’invention de l’alphabet et de l’encre. Les manuscrits (littéralement « textes écrits à la main ») anciens étaient reproduits sur des papyrus, des parchemins ou des vitraux. Avec l’invention de l’imprimerie au XVe siècle, il est devenu plus facile de produire des livres en masse, ce qui a aussi permis de diffuser les connaissances à un public plus large.

Dans le même temps, l’art a continué d’évoluer, avec une technique de plus en plus approfondie, notamment avec l’invention de la perspective mais aussi de la peinture à l’huile au XVe siècle, qui a permis aux artistes de créer des œuvres plus réalistes et durables.

Au XIXe siècle, sur une courte période en Europe, apparaissent les panoramas, bâtiments cylindriques de plusieurs dizaines de mètres de diamètre au centre desquels les spectateurs entraient pour se retrouver immergés au sein d’un paysage ou d’une scène peinte sur l’ensemble des murs du cylindre. Ces dispositifs ont disparu avec l’arrivée du cinéma, mais ils représentent une première tentative très claire de procédés immersifs contemplatifs.

L’apparition de la photographie puis du film a ensuite un impact majeur sur l’art et sur toute la société, en modifiant en profondeur les modes de création et de partage de l’imaginaire, et en le faisant à de très grandes échelles et dans des délais très courts.

Figure 3. Camera Oscura (Source inconnue).

La structuration de l’industrie du cinéma s’étend sur plus de cinquante ans, du muet noir et blanc au parlant en cinémascope, avec une grande variété de propositions artistiques.

Au XXe siècle, l’art a connu une révolution avec l’avènement de l’art abstrait et de l’art conceptuel. Les artistes ont commencé à utiliser des matériaux non traditionnels tels que le plastique, le métal et le verre pour leurs créations. Dans les années 1960, l’art conceptuel a donné naissance à l’art numérique avec l’utilisation de l’ordinateur comme outil de création.

Les sceptiques

Chaque nouveau support ou mode de représentation inquiète et trouve ses opposants.

Ainsi, la critique de Socrate à l’égard de l’écriture est-elle exprimée dans le Phèdre de Platon. Dans ce dialogue, Socrate raconte une histoire dans laquelle Thoth, le dieu égyptien de l’écriture, présente sa création à Thamous, le roi des dieux égyptiens, et défend l’écriture devant Thamous, sceptique.

Socrate défend la position de Thamous. Il affirme que l’écriture n’est qu’une représentation de la parole, et qu’elle ne peut jamais égaler la richesse et la complexité de la conversation orale, plus vivante et plus interactive que l’écriture, avec un échange immédiat d’idées et de pensées entre les interlocuteurs. À cela s’ajoute le fait que l’écriture rend paresseux, et n’incite pas à utiliser sa mémoire et sa réflexion.

Platon, quant à lui, exprime sa réserve vis-à-vis de la peinture qu’il considère comme une imitation imparfaite de la réalité, qui ne peut pas nous donner une connaissance authentique et complète du monde. Elle a la capacité de tromper les sens et de nous éloigner de la vérité. Difficile ici de ne pas faire le parallèle avec l’allégorie de la Caverne où les hommes contemplent des ombres alors qu’ils pensent regarder la réalité. L’image les éloigne de la connaissance, de la vérité et du bien.

En raison de ses multiples paradoxes, de sa place si particulière entre réalité et imaginaire, entre vérité, projection et invention, entre perception immédiate (en bien moins d’une seconde) et son caractère intemporel, l’image fascine et interroge. Le rapport des religions à l’image, et notamment à la représentation des dieux, en est une parfaite illustration.

Figure 4. Illustration de l’allégorie de la Caverne (Source inconnue).

À leurs débuts, la photographie et le cinéma ont inquiété du fait de leur relation ambigüe avec le réel accentuée par leur dimension très réaliste. Comment pourrait-on juger de ce qui est vrai et de ce qui est faux si le vrai et le faux se confondent ? Une photo ne pourrait-elle pas dire de moi plus ou autre chose que ce que je voudrais montrer ? Les deux dimensions de la représentation, révélatrice, d’une part, et, potentiellement falsificatrice, de l’autre, posent question. Cela s’accompagne d’une peur de la perte de contrôle, de son image mais aussi, en conséquence, de sa réputation. On craint aussi l’effet que peuvent avoir ces nouveaux supports sur les populations : transmission d’idées nouvelles, voire révolutionnaires, propagande, incitation à la violence. Par ailleurs, la question de la valeur artistique de ces nouveaux médias est centrale, avec une crainte de substitution à la peinture : représenter le réel ainsi, est-ce vraiment de l’art ?

L’invention de l’imprimerie à caractères mobiles par Johannes Gutenberg au XVe siècle a aussi soulevé de vives critiques. Il était considéré que la multiplication des livres pouvait entraîner une perte de qualité dans la production de la connaissance, une banalisation du savoir et dès lors contribuer à la diffusion de la médiocrité. On craignait aussi une surcharge cognitive chez les lecteurs qui ne seraient pas en mesure de trier les informations importantes des détails superflus. De plus, les textes, essentiellement religieux à
l’époque, étaient généralement l’apanage des prêtres et des érudits. Avec l’imprimerie, ces textes devenaient plus largement accessibles pouvant conduire à des interprétations divergentes des textes sacrés, voire à des schismes religieux.

Les usages

À l’évocation du métavers, qui inquiète et fascine dans le même temps, les principales questions portent sur les usages. Pour quoi faire ? Quelle utilité ? C’est oublier que nous sommes encore au temps des premiers explorateurs d’une technologie de rupture. Il est illusoire de penser les univers virtuels à l’aune de nos pratiques actuelles.

Avant l’utilité, avant les usages, le sujet le plus important est celui des ruptures potentielles.

Qui aurait pu prédire du temps de Daguerre et Niépce des usages futurs de l’image ? L’exercice de définition des usages est trop complexe à ce stade. Cela reviendrait à prédire le futur avec nos yeux d’aujourd’hui. Henry Ford a dit un jour : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : “Un cheval plus rapide” ».

Les usages potentiels du métavers touchent tous les domaines. On peut déjà en imaginer certains même si cela restera forcément restrictif.

Pour l’architecture, l’immobilier, le patrimoine : visiter à plusieurs des espaces inaccessibles au public, des monuments qui n’existent plus ou y plonger à l’époque de leur construction ; découvrir le monde et avoir accès à des événements, en direct ou en différé, à des lieux d’exception, qu’il s’agisse de lieux touristiques, de salles de concert, de grottes fermées au public…

Pour l’armée, la médecine, les pompiers et tous les métiers techniques : s’entraîner, simuler, avec ou sans exposition au danger, réaliser des interventions à distance.

Pour l’art : offrir un nouvel espace de création où les réalisations de projets complexes sont rendus viables, où il est possible de jouer avec les perceptions et donc les émotions de manière très intense ; créer des décors et des personnages, et les utiliser pour la création audiovisuelle.

Pour les souvenirs et le mémoriel : scanner très simplement en 3D des objets ou des lieux, les voir ou les visiter virtuellement avec des applications évidentes pour le grand public, les institutions culturelles ou même le secteur de l’assurance (certificats d’État).

Pour la communication : se retrouver à plusieurs au même endroit tout en étant physiquement à distance, avec plus d’outils disponibles que dans la réalité pour échanger et conceptualiser.

Les perspectives

Aujourd’hui, nous faisons tout pour imaginer des usages avec notre prisme actuel.

Nous cherchons à tout prix une utilité immédiate aux mondes virtuels. Nous en sommes même à mesurer les émissions carbone de mondes qui n’existent pas. À vouloir aller trop vite, on passe à côté du sujet !

Il est très probable que les mondes en 3D fassent partie, de manière très naturelle, des outils de perception et de représentation du monde qui seront naturellement utilisés par les générations futures.

Aujourd’hui, des artistes, des techniciens, des ingénieurs, des entreprises, des agences de communication, des philosophes, de simples utilisateurs se saisissent du sujet avec des motivations et des attentes extrêmement nombreuses et très différentes. La grammaire est balbutiante, les phrases maladroites, mais on commence à entrevoir quelques éléments saillants qui révèlent la naissance d’un nouveau langage.

Dans le monde de Mira, nous testons différents usages, avec un grand nombre de parties prenantes, en privilégiant une très grande diversité, et en suspendant notre jugement – exercice délicat lorsque l’approche entrepreneuriale suppose d’avoir des convictions fortes, et même des certitudes – pour percevoir le mieux possible ce qui se joue et éviter de déployer de fausses bonnes idées.

Ainsi, à titre d’exemple, on constate, sans que cela soit vraiment étonnant, que la représentation des animaux fonctionne très bien. Le fait de pouvoir s’approcher et interagir avec des éléphants, des baleines ou des lions animés plait beaucoup, et l’expérience se déroule de façon très naturelle, avec un grand plaisir et une fascination chez la plupart des utilisateurs.

Figure 5. Bourse de Commerce (Source : Mira).

La représentation humaine est plus compliquée techniquement et plus dérangeante à l’usage. On touche clairement à un sujet sensible. Un champ de recherche et de développement s’ouvre, impliquant l’ensemble des corps de métiers, du philosophe au modélisateur 3D en passant par l’ergonome, l’ingénieur en intelligence artificielle et le régulateur.

L’intelligence artificielle générative vient contribuer à la richesse des mondes virtuels en général et de Mira en particulier, qu’il s’agisse de l’aide à la création ou de l’assistance aux interactions et animations au sein des mondes.

Plus de quarante mille ans après les premières représentations du monde, on continue à chercher d’autres supports, d’autres façons de voir, de représenter, de proposer et de partager des imaginaires. Par ces représentations, on témoigne et on influe sur le temps et l’espace.

Un élément de rupture à considérer est porté par la blockchain qui, contrairement aux peintures rupestres et aux autres supports, permet d’accompagner de façon intégrée ces représentations de systèmes d’authentification et de monétisation.

Considérer le métavers comme un simple outil est réducteur ; en faire une chimère ou une menace pour l’humain est largement disproportionné.

Au-delà du scepticisme, la curiosité et l’inventivité sont en train de donner naissance à un nouveau mode de représentation du réel, très probablement associé à son propre système économique.

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