Par Philippe CHARLEZ
Expert en questions énergétiques à l’Institut Sapiens
Reposant sur trois piliers (un contexte : la démocratie libérale ; un catalyseur : la technologie ; et un aliment :
l’énergie), la société de croissance est une gigantesque structure dissipative hors équilibre. Nécessitant un
flux d’énergie rentrant considérable (162 PWh, en 2021), elle produit 90 T $ de richesses, mais émet 35 Gt
de CO2 dans l’environnement.
Comme toute structure dissipative, la société de croissance est un système ouvert (libre échange), ordonné
(ordre, autorité) et inégalitaire (inégalités sociales). La réduction de la pauvreté passant par la création de
richesses, elle est donc indissociable d’ouverture, d’ordre et d’inégalités. En revanche, et contrairement
à ce qui est ancré dans l’imaginaire collectif, l’égalitarisme, le désordre et la fermeture (qui correspond à
l’équilibre thermodynamique) ne réduisent pas la pauvreté, mais, au contraire, l’accentuent.
Le concept de structure dissipative
lbert Einstein considérait la thermodynamique comme « la seule science au contenu universel ». Pourtant, les
scientifiques en ont au tout début restreint l’application aux seuls « états d’équilibre » : lorsqu’on laisse évoluer naturellement un système fermé, il converge vers un état égalitaire (pressions, températures…), désordonné et irréversible associé à une perte totale de mouvement et d’information. À l’équilibre, les flux s’arrêtent et le système ne peut plus fournir aucun travail : l’équilibre thermodynamique peut être qualifié de « mort clinique »du système.
Pour lutter contre cette situation mortifère pourtant de loin la plus probable, la nature a imaginé le concept de « structure dissipative », théorisé au début des années 1970 par le chimiste belge Illya Prigogine. Maintenue en permanence hors équilibre, car ouverte sur son milieu extérieur (c’est-à-dire son environnement), ordonnée mais inégalitaire, une structure dissipative y puise des ressources matérielles et énergétiques, en conserve l’énergie de haute valeur (on parle de thermodynamique d’énergie « libre ») pour son fonctionnement propre et y rejette des déchets.
Tous les systèmes naturels inertes (galaxies, étoiles, planètes) mais aussi vivants (végétaux, animaux)
survivent de cette façon dans un univers cherchant pourtant à tout instant à leur imposer l’équilibre ther-
modynamique. Le corps humain n’échappe pas à la règle : vous mangez et vous respirez (flux d’énergie
rentrant), vous bougez, vous pensez et vous maintenez votre température à 37°C (énergie libre) et vous rejetez dans l’environnement du CO2 et des excréments (flux de déchets sortant). Quant à l’équilibre thermodynamique du corps humain, il correspond tout simplement à la mort clinique : votre température retourne à celle de la pièce (égalitarisme), votre corps est dispersé dans l’humus du sol (désordre) et vous perdez la richesse de vos mouvements et l’information stockée dans votre cerveau.
Plus une structure dissipative est complexe, et plus elle réclame un flux important d’énergie1. Ainsi, par unité de masse, le cerveau humain consomme 15 millions de fois plus d’énergie qu’une galaxie !
Premières incursions
de l’humanité hors équilibre
En tant que chasseur cueilleur, l’« homme animal » vivait en quasi équilibre thermodynamique avec son environnement, attendant la générosité de la nature pour lui fournir sa nourriture. Il n’est donc pas étonnant
que son espérance de vie « a-sociétale » ne fût que de 28 ans.
En inventant le feu, il y a environ 500 000 ans, l’homme a rompu son équilibre thermodynamique originel. Les
applications domestiques du feu (chauffage, cuisson des aliments) ont accru significativement son espé-
rance de vie, qui est passée en quelques milliers d’années de 28 à 33 ans. Mais, en consommant des
ressources (bois) et en émettant des déchets (fumée et cendres), l’homme primitif transforma progressivement son organisation sociale en structure dissipative. Au fur et à mesure de ses nouvelles inventions (la pierre et le harpon au paléolithique, puis l’agriculture, le cuivre, le bronze, le fer et la roue au néolithique), il améliora ses conditions de vie, mais, en parallèle, augmenta significativement sa consommation de ressources et ses émissions de déchets. Comme toute structure dissipative, la société antique qu’il inventa devint aussi de plus en plus ouverte (échanges commerciaux), ordonnée
(organisation, autorité) et inégalitaire, avec notamment le développement de l’esclavage à grande échelle.
Pourtant assez rapidement l’« horloge technologique » s’arrêta et le développement humain stagna pendant
plusieurs millénaires. Ainsi, entre le char de Ramsès II poursuivant Moïse à travers la mer Rouge, celui de Ben
Hur combattant Messala dans les arènes de Rome et la diligence du début du XIXe siècle, on observe aucune
percée technologique (voir la Figure 1). Ces observations sont confirmées par les travaux de l’économiste
britannique Angus Madison2, lequel à partir de standards sociétaux a reconstitué l’histoire de la croissance
économique depuis l’Empire Romain. Entre l’Antiquité et le début du XIXe siècle, l’homme ne parvint pas à
améliorer son niveau de vie. Ainsi, sous le premier Empire, l’espérance de vie est de 35 ans, soit seule-
ment deux petites années de plus qu’au temps des hommes des cavernes !
Alors que durant vingt siècles, le PIB mondial était resté quasi stationnaire (voir la Figure 2), il décolla d’abord
lentement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle,
puis sa croissance s’accéléra exponentiellement après le second conflit mondial. À l’échelle de l’humanité, la croissance économique et le développement humain qui en résulte apparaissent comme des anomalies his-
toriques. D’où la question clé : quelles sont les raisons structurelles d’une telle rupture dans l’évolution des
sociétés humaines ?
Les trois piliers
du développement humain
La société de croissance repose sur trois piliers : un contexte (la démocratie libérale), un catalyseur (la technologie) et un aliment (l’énergie).
Elle est née à la fin du XVIIIe siècle, dans un contexte amorcé 250 ans plus tôt par la révolution copernicienne
(combat séculaire contre le géocentrisme gravé dans la Bible !), puis a été progressivement consolidée par les
Lumières, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Si l’humanité ne s’était pas libérée d’un carcan religieux
qui avait confisqué la pensée pendant vingt siècles, la Révolution industrielle n’aurait pas été rendue possible.
Les travaux de Madison démontrent, sans ambiguïté, la corrélation à la fois temporelle et spatiale entre la naissance de la croissance économique et l’émergence de la démocratie libérale.
Sur le plan technologique, la machine à vapeur de l’écossais James Watt a changé du tout au tout notre
regard sur le monde. Transformant miraculeusement le « feu des hommes des cavernes » en énergie méca-
nique, elle dégagea une force mécanique puissante et maîtrisable. Il serait toutefois injuste d’attribuer à Watt
le monopole technologique de la révolution industrielle. Cinquante ans plus tard, l’Anglais Michael Faraday
produisit du courant électrique en faisant tourner un disque dans l’entrefer d’un aimant. Pourquoi se fati-
guer ? La machine à vapeur de Watt pouvait sans effort faire tourner le disque de Faraday. En moins d’un
demi-siècle, les deux savants avaient découvert le principe du générateur électrique. Vingt ans plus tard, le
Croate Nikola Tesla inversa le processus en utilisant le courant électrique pour faire tourner le disque de
Faraday. Le moteur à induction fermait la boucle : le « feu des hommes des cavernes » pouvait à souhait
se transformer en énergie mécanique et en électricité (voir la Figure 3 page suivante). Plus besoin du labeur
de l’homme et du travail du cheval pour produire, les machines travaillaient à leur place avec une efficacité
démultipliée.
Malheureusement, si « le feu des hommes des cavernes » était venu à manquer, les géniales inventions
de Watt, Faraday et Tesla se seraient rapidement transformées en froides et immobiles pièces de musée. Si la
technologie est le catalyseur endogène de la croissance, l’énergie en est l’aliment exogène. Il n’est donc pas
étonnant que dès le début de la révolution industrielle, la croissance économique se soit goulument nourrie
d’énergies en général, et d’énergies fossiles en particulier. En 2021, ces dernières représentaient toujours
82 % de la consommation mondiale d’énergie primaire
La société de croissance :
une gigantesque structure dissipative
Comme tous les systèmes naturels inertes et vivants, la société de croissance est une structure dissipative hors équilibre (voir la Figure 4). Son flux d’énergie rentrant (162 PWh) a produit en 2021 90 T $ de richesses et rejeté 35 Gt de CO2 dans l’environnement. Elle met en lumière deux paramètres fondamentaux :
• d’une part, l’intensité énergétique, qui correspond à la quantité d’énergie rentrante rapportée à la
richesse produite. Plus l’intensité énergétique est faible, et plus le système énergétique est performant,
puisqu’une même production de richesses requiert moins d’énergie. Réduire l’intensité énergétique
relève à la fois de mesures technologiques dans les
transports, l’habitat, l’industrie et la génération électrique, mais aussi de comportements énergétiques
plus vertueux ;
• et, d’autre part, l’intensité carbone, qui représentela quantité de déchets produits (tonnes de CO2) par
unité d’énergie entrante. Réduire l’intensité carbone nécessite de remplacer les énergies très carbonées
(charbon, pétrole) par des énergies moins carbonées (gaz naturel) ou décarbonées (nucléaire, hydroélec-
tricité, énergies renouvelables). La décarbonation du MWh passera essentiellement par une électrification
des usages dans les transports (voiture électrique, hydrogène vert), l’habitat (pompes à chaleur) et l’in-
dustrie (réduction du minerai de fer à l’hydrogène, utilisation de fours à arc électrique dans la sidérurgie,
les verreries et les cimenteries).
Le produit intérieur brut (PIB) mesure, quant à lui, la somme monétaire des biens (richesses matérielles)
et des services (richesses intellectuelles) produits sur une année. La société de croissance ne peut donc se
maintenir hors équilibre qu’aux dépens de son environnement. Un processus admirablement résumé
par l’économiste roumain Georgescu-Roegen3 : « la joie de vivre se nourrit de basse entropie puisée dans
l’environnement ».
Comme toute structure dissipative, la société de croissance est un système ouvert (libre échange), ordonné
(ordre, autorité) et inégalitaire (inégalités sociales).
La réduction de la pauvreté passant par la création de richesses, elle est donc indissociable d’ouverture,
d’ordre et d’inégalités. En revanche, et contrairement à ce qui est ancré dans l’imaginaire collectif, l’égalitarisme (qui correspond à un équilibre thermodynamique), le désordre et la fermeture de l’économie accentuent la pauvreté.
Croissance économique,
énergie et développement humain
Est-il besoin de chiffres pour démontrer l’extraordinaire aptitude de la croissance économique à stimuler
le développement humain ? Les messages que nous envoient les différents indicateurs sont tellement lim-
pides qu’il peut paraître inutile de les commenter.
À la fin du XIXe siècle, la mortalité infantile, en France, était encore de 15 %. Elle est tombée à 5 % en 1950
et à 1 % au début des années 1980. Depuis 2010, elle est tombée à 0,3 % dans la plupart des pays dévelop-
pés. À l’autre extrémité de la vie, la croissance économique a été le principal propulseur de l’espérance de
vie. Au milieu du XVIIIe siècle, la durée de vie moyenne d’un Terrien n’excédait pas 35 ans. Durant les Trente
Glorieuses, l’espérance de vie était voisine de 65 ans. Elle est aujourd’hui supérieure à 80 ans. Les dépenses
de santé vont évidemment de pair avec la croissance de la richesse. Tandis que les pays les plus pauvres
dépensent annuellement moins de 100 $/hab. pour la santé, dans les pays les plus développés, ces dépenses
dépassent souvent les 5 000 $. Richesses, dépenses de santé, mortalité infantile et espérance de vie sont
bien évidemment étroitement liées. L’environnement n’y échappe pas. N’en déplaise à certains, l’écologie
est un « sport de riches » très peu pratiqué dans les pays pauvres.
La richesse n’est pas que matérielle. Elle est aussi synonyme d’éducation et de comportements plus
vertueux. Si la croissance économique n’est en rien une garantie d’honnêteté, elle y contribue indirectement
par le truchement des règles logiques qu’elle impose à la société. Dans les faits, les démocraties libérales sont
de loin les pays les moins corrompus.
Publié tous les ans par l’ONU et combinant trois indicateurs principaux (PIB/hab., espérance de vie et
nombre d’années d’éducation à partir de 15 ans), l’indice de développement humain (IDH) établit une
hiérarchie du développement. L’énergie étant le principal « aliment de la croissance », elle est par construc-
tion un ingrédient majeur du développement humain. Le développement optimal se situe entre un « socle de
pierre » de 30 MWh, au-dessous duquel l’entrée dans le sous-développement peut s’avérer très rapide, et un
« plafond de verre » de 50 MWh, au-dessus duquel on entre dans une société de gaspillage énergétique
(voir la Figure 5 ci-dessus ‒ Graphique de gauche), le surcroît de consommation n’augmentant que margina-
lement le niveau de développement. Ainsi, pour des niveaux de développement similaires, un Américain
(80 MWh/hab.) consomme annuellement deux fois plus qu’un Européen (40 MWh/hab.). Il existe donc
une marge importante d’optimisation énergétique de notre société de croissance. Hélas, au gaspillage énergétique vient se superposer la croissance démographique. Même si les pays de l’OCDE optimisent leur
consommation, le louable objectif consistant à amener les 8 milliards de Terriens actuels au-dessus du socle
de pierre n’est pas compatible avec une réduction de la consommation mondiale. Il conduirait à une consommation annuelle d’énergie de 240 PWh, soit 50 % de plus que les 162 PWh consommés en 2021.
Vers un développement durable
reposant sur une croissance
soutenable
En ramenant l’intensité énergétique des pays émergents au niveau de celle de l’Europe, le PIB mondial
actuel serait obtenu avec 2,5 fois moins d’énergie ; en ramenant l’intensité carbone du monde à hauteur de
celle de la France, les émissions seraient réduites de moitié. Autrement dit, les meilleures technologies et les
meilleurs comportements pourraient permettre de faire 5 fois mieux. Les réserves quant à l’optimisation de
notre société de croissance sont donc considérables. Encore faut-il transcender nos résistances tant sur le
plan collectif qu’individuel, privilégier les faits à l’intérêt et à la croyance, la science à l’idéologie. En d’autres
termes, le développement humain peut être « durable » s’il repose sur une croissance « soutenable » prenant
en compte non seulement les aspects économiques et sociétaux, mais aussi les aspects énergétiques et
environnementaux.
En 1987, la Commission Bruntland4 a ouvert la voie au concept de « développement durable », qui repose
sur la gestion simultanée de trois capitaux complémentaires mais non substituables : le sociétal, l’écono-
mique et l’environnemental. La stabilité d’un tel modèle5 demande que les sphères économique et sociétale
soient contraintes par la sphère environnementale.
La transition énergétique s’inscrit dans ce concept et s’appuie sur trois piliers en parfaite bijection avec les
trois capitaux du développement durable. Le premier est sociétal et se devra d’assurer la sécurité énergé-
tique aux 1,3 milliard de Terriens n’ayant pas aujourd’hui accès à l’électricité, notamment en Afrique6. Le second est économique et concerne la compétitivité des entreprises, qui, dans de nombreux secteurs d’activité, est conditionnée par les prix des énergies. Le troisième, environnemental, relève de la problématique climatique. Il requiert une réduction impérative et rapide de notre consommation d’énergie en général, et des énergies fossiles en particulier. Comme le répète souvent le patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, l’énergie doit être à la fois « disponible, abordable et propre ».
Or, si le calcul actuel de l’IDH tient compte des aspects économiques (richesse par habitant) et sociétaux (éducation et santé), il ignore la dimension environnementale. Une dimension qui bouleverserait de façon très significative la hiérarchie mondiale du développement (voir la Figure 5 de la page précédente ‒ Tableau de droite). En prenant en compte dans la détermination de l’IDH l’intensité énergétique et l’intensité carbone7, la France qui ne fait pas partie du top 20 intègrerait le top 5, alors que Singapour, l’Australie, la Corée du Sud et surtout les États-Unis disparaîtraient d’un top 20 composé de dix-sept pays européens (le premier pays non européen, la Nouvelle-Zélande, occupant la douzième place). La hiérarchie européenne serait elle-même profondément bouleversée : le Danemark passerait de la dixième à la quatrième place et le Royaume-Uni de la quinzième à la huitième, alors que les Pays-Bas régresseraient de dix places, et l’Allemagne, malgré son très coûteux Energiewende, de cinq.
Une telle révision du concept de développement devrait réconcilier deux visions opposées de la société : l’une conservatrice issue des Trente glorieuses privilégie l’économique et le sociétal aux dépens de l’environnement, et serait même négationniste quant à la réalité du réchauffement climatique et de ses conséquences ; tandis que l’autre, écologiste, hypertrophie le pilier Climat et promeut une société décroissantiste sacrifiant le développement humain sur l’autel du climat.
La nature est trop précieuse pour l’endommager mais le développement humain est trop précieux pour y
renoncer. À tout instant, ressassons-nous cette parole prémonitoire de Francis Bacon : « on ne commande à
la nature qu’en obéissant à ses lois ».