Par Emma STOKKING pour The Shift Project
Créé en 2010 par Jean-Marc Jancovici, Michel Lepetit et Geneviève Ferone-
Creuzet, The Shift Project est un think tank qui œuvre en faveur d’une économie
libérée de la contrainte carbone. Association loi 1901 d’intérêt général, guidée par
l’exigence de la rigueur scientifique, sa mission consiste à éclairer et à influencer
le débat sur la transition énergétique en France et en Europe. Tous les travaux publiés par The Shift
Project sont accessibles sur le site https://theshiftproject.org.
Le think tank The Shift Project a publié début 2022 son « Plan de transformation de l’économie française1 »,
un vaste programme qui vise à décarboner l’économie, secteur par secteur durant le quinquennat 2022-
2027, en favorisant la résilience et l’emploi. Plus d’un an après sa publication, le diagnostic qu’il dresse et
les propositions qu’il présente restent adaptés face aux crises climatiques et énergétiques actuelles.
La crise énergétique qui touche l’Europe depuis plus d’un an n’a pas commencé avec la guerre en Ukraine.
Elle a commencé six mois plus tôt, en septembre 2021, quand les deux plus gros importateurs mondiaux de gaz, l’Union européenne et la Chine, ont relancé leurs activités économiques après la pandémie. C’est à ce moment-là que les prix du gaz se sont véritablement envolés. Nous sommes entrés dans l’ère des limites physiques à la croissance, et il y a fort à parier que ce que nous observons sur le gaz se produise prochainement sur le pétrole et sur un certain nombre de métaux critiques. Pour bien le comprendre, il faut avoir conscience du fait que nous sommes pris dans un étau qui a tendance à se resserrer.
D’un côté de cet étau, on trouve le dérèglement climatique. Les scientifiques du GIEC nous alertent depuis
des décennies sur les effets des activités humaines et en particulier de la combustion des énergies fossiles
sur le climat. Pour autant, la concentration de CO2 dans l’atmosphère et la température moyenne à la surface du globe ne cessent d’augmenter : il est fort probable que nous dépassions 2°C d’augmentation de température à la surface du globe d’ici 2050, et 3°C voire plus d’ici 2100. Or, à titre de comparaison, 5°C correspondent à la différence de température entre le climat stable qui a permis l’émergence des civilisations, et la dernière ère glaciaire, il y a 20 000 ans, période durant laquelle la Scandinavie était recouverte d’une calotte glaciaire de 3 kilomètres d’épaisseur qui descendait jusqu’à Londres… où on pouvait d’ailleurs se rendre à pied puisque le niveau de la mer était 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui. Les effets du dérèglement climatique font désormais partie de notre quotidien. Comme le dit le climatologue Robert Vautard, « il nous faut éviter l’ingérable et gérer l’inévitable ». On en voit déjà des manifestations violentes à travers le monde. En France, plus de 60 000 hectares de forêt sont partis en fumée l’été dernier, un record absolu qui touche l’ensemble des régions métropolitaines. Partout, le cycle de l’eau est fortement perturbé : la sécheresse qu’a connue la France ces derniers mois n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Après la Loire à vélo, la Loire à pied semble avoir de beaux jours devant elle. De l’autre côté de cet étau : le déclin rapide de l’ap-
provisionnement de l’Europe en ressources fossiles. Quand bien même nous déciderions de ne rien faire, ou de ne pas faire assez, pour enrayer le dérèglement climatique, les robinets de pétrole et de gaz se refermeront d’eux-mêmes bien plus tôt qu’on ne le pense, et pour des raisons qui sont géologiques et économiques avant d’être géopolitiques. Plus précisément, la production des principaux fournisseurs de l’Europe en pétrole brut devrait reculer de 12 % en 2030 par rapport à 20192, et le déficit actuel d’approvisionnement en
gaz va s’aggraver quelle que soit l’issue du conflit en Ukraine. À l’heure actuelle, en cas d’arrêt durable des
approvisionnements russes, ce qui semble hautement probable, la part des approvisionnements non identifiés atteindrait en 2025 pas moins de 40 % de la demande de l’Union européenne à cette date3.
Cet étau est ce que nous appelons la double contrainte carbone. Au sein du Shift Project, cela fait plus de
douze ans que nous nous efforçons d’éclairer le débat public sur cette double contrainte afin d’aider les
acteurs politiques et économiques à prendre des décisions aussi informées – et décarbonées – que possible.
Cette double contrainte étant par définition physique, nos analyses sont fondées sur des données physiques
objectives et sur des modèles systémiques, tout en reconnaissant le caractère hautement imprévisible de
notre environnement.
Au printemps 2020, lors du premier confinement, nous nous sommes lancés dans le projet le plus ambitieux
de l’histoire du Shift : concevoir un plan pour identifier, secteur par secteur, les leviers de décarbonation
permettant de rester dans le cadre fixé par l’Accord de Paris. Si la France veut respecter cet accord, elle doit
réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 80 % d’ici 2050, soit d’au moins 5 % par an tous les ans. 5 %
par an, c’est grosso modo la réduction que nous avons justement connue en 2020 avec la pandémie, deux
confinements et deux mois d’arrêt quasi complet de l’économie. Respecter l’Accord de Paris requiert donc
une transformation profonde de l’ensemble de l’économie et un changement de paradigme complet.
Nous sommes convaincus que cette transformation repose sur deux piliers : l’anticipation, pour mener à
bien les changements structurels indispensables à la décarbonation, et la concertation, pour susciter l’adhésion du plus grand nombre à la bifurcation nécessaire. C’est pourquoi le Plan de transformation de l’économie française, ou PTEF, a été pensé comme un plan d’action pour les années et décennies à venir, et conçu avec l’aide de centaines de professionnels des secteurs étudiés. Il présente des actions précises à mettre en œuvre dès le début de l’actuel mandat politique, et des leviers de transformation à plus long terme. Au total, près d’un millier de personnes ont directement participé à son élaboration, avec le soutien de 4 000 donateurs. Enfin, parce que la question de l’acceptabilité est centrale, des milliers de personnes ont donné leur avis sur les propositions du PTEF dans le cadre de la Big Review, la grande consultation menée par l’association des Shifters.
Progrès technologique (autant
que possible), sobriété (autant
que nécessaire), nouveaux usages
et gouvernance adaptée
Que dit le PTEF ? Prenons trois exemples : un secteur « amont » qui est celui de l’industrie (deuxième secteur
le plus émissif, ex aequo avec l’agriculture), un secteur « usage », celui de la mobilité longue distance (le
secteur des transports étant de loin le plus émissif), et enfin un secteur « service », celui de la santé, qui repré-
sente une part significative des émissions du pays et qui se préoccupe encore bien peu de sa décarbonation.
L’industrie française repose intégralement sur des chaînes logistiques longues et dépendantes au pétrole.
Le fait que certaines aciéries aient dû arrêter temporairement leurs activités avec le prix élevé du gaz montre
aussi à quel point le manque d’anticipation peut être coûteux. L’industrie représente près d’un cinquième
des émissions territoriales, soit bien plus que son poids économique. Décarboner l’industrie est un enjeu incontournable, tant pour assurer sa propre résilience que pour rendre la transformation du reste de l’économie possible. Une partie des activités industrielles françaises ont été décarbonées depuis les années 1990, principalement dans le secteur de la chimie, mais cet effort reste insuffisant, et c’est sur l’industrie lourde (métallurgie et ciment) que pèse la principale part des efforts à mener. Seule une combinaison de trois familles de leviers permet d’atteindre l’objectif de réduction des émissions : 40 % grâce aux leviers de progrès continu (efficacité énergétique, etc.), 40 % grâce aux leviers de rupture technologique (hydrogène produit par électrolyse, capture et stockage du carbone, etc.), et enfin 20 % grâce aux leviers de sobriété. Le PTEF, parfois
plus ambitieux que les feuilles de route des professions concernées, permet notamment grâce à la sobriété de décarboner l’ensemble Acier-Ciment-Chimie (soit 70 % de l’industrie lourde) de plus de 80 % à horizon 2050. Les technologies de rupture sont un pari à pousser… qui reste un pari. Les risques d’échec étant bien plus forts sur les leviers technologiques de rupture, il faudra recourir à une sobriété plus intense si leur déploiement échoue dans les années à venir.
Le PTEF prévoit également des changements profonds au niveau des usages. La mobilité longue dis-
tance des Français, qui concerne les vacances, les loisirs, les visites à des proches ou encore le travail,
va, elle aussi, devoir se décarboner à un rythme de 5 % de réduction annuelle des émissions de gaz à effet de
serre. Or, le secteur est aujourd’hui très dépendant du pétrole : les voyages de longue distance reposent à
90 % sur des modes de transport carbonés comme la voiture et l’avion. Pour rendre le voyage résilient aux
chocs énergétiques, la mobilité longue distance doit s’électrifier et le trafic aérien progressivement décroître.
Nous proposons de développer de nouvelles offres de voyages intracontinentaux qui passent par le train, mais aussi des offres de séjours attractifs qui permettent de voyager moins souvent en restant plus longtemps sur place. Le voyage résilient et décarboné s’appuiera sur des infrastructures adaptées aux effets du changement climatique, sur des services ferroviaires attractifs, et sur la mise en place d’une gouvernance carbone du tourisme à différents échelons territoriaux. Concernant la santé enfin, rares sont les analyses
traitant de l’effet du secteur sur le changement climatique lui-même. Or, cet effet est significatif puisque ses
émissions de gaz à effet de serre représentent entre 6,6 et 10 % du total national4. Il est donc inévitable que
le secteur de la santé fasse lui aussi sa part dans la baisse des émissions de 5 % par an. Cela permet aussi
de limiter sa dépendance aux énergies fossiles et les vulnérabilités qui en découlent : la pression qui pèsera
sur les services de santé en raison des modifications environnementales pourra difficilement être supportée
par un système subissant sans préparation une diminution de son approvisionnement énergétique. Le dérèglement climatique devrait en effet profondément perturber notre système de santé du fait de la dégradation des écosystèmes et de l’impact des crises climatiques sur la santé des populations et les infrastructures de soin : propagation de maladies, augmentation des températures, ou encore aggravation des inondations et des sécheresses. Or, le secteur est aujourd’hui fortement dépendant des énergies fossiles, que ce soit pour ses approvisionnements en médicaments et dispositifs
médicaux, pour les trajets des patients et des professionnels, ou encore pour le chauffage des bâtiments.
Accroître la résilience du secteur de la santé impose de placer la notion de sobriété au centre des pratiques
de soin et des modes de vie, en renforçant la prévention afin de limiter les actes et les prescriptions évi-
tables. Cela suppose de comprendre d’où proviennent les émissions et de former les personnels soignants et
les acteurs de la santé publique aux enjeux environnementaux. Cela suppose également de raisonner à long
terme : s’attaquer à des sujets complexes comme la rénovation énergétique des bâtiments, la gestion des
achats hospitaliers, la sobriété numérique ou la décarbonation des moyens de transport nécessite de sortir
d’une logique de court terme et d’annualité budgétaire. Et parce que le PTEF repose sur une approche systémique, il s’agit aussi de mettre en avant dans des politiques transversales santé-environnement les co-bénéfices en termes de santé, de climat et de réduction des inégalités qui existent entre la transformation de l’économie – devenant plus sobre et résiliente – et l’évolution vers un système de santé renforçant les mesures de préventions ciblées et à grande échelle. Un exemple concerne les déplacements quotidiens à vélo, en bus ou à pied, qui coûtent moins cher que l’achat, l’assurance et l’entretien d’une voiture individuelle, qui produisent des bénéfices sur la santé de la personne qui se déplace (cardio-vasculaires, bien-être, etc.), et qui réduisent drastiquement les émissions de gaz à effet de serre.
L’emploi au cœur
de la transformation
bas-carbone du pays
Comme nous l’avons évoqué, l’ampleur inédite de la transformation proposée par le PTEF et son caractère
systémique supposent qu’elle soit anticipée, discutée et planifiée à l’échelle de la société et sur une base
factuelle. C’est d’autant plus vrai pour la question cruciale de l’emploi : il s’agit d’en faire l’un des moteurs
d’une décarbonation organisée et réussie, plutôt qu’une variable d’ajustement soumise à la brutalité des choix faits dans l’urgence. Selon les analyses menées par le Shift Project, l’évolution quantitative est très variable d’un secteur à l’autre, mais l’ensemble des métiers sera concerné par des évolutions qualitatives5.
Quantitativement, la décarbonation du logement apparaît par exemple comme négativement impactée en
termes de besoins de main-d’œuvre avec une perte nette de près de 90 000 emplois pour le secteur dans
son ensemble selon un scénario moyen6. Il y aurait en effet une augmentation de l’ordre de 100 000 emplois
dans la rénovation (sur la base de l’objectif d’un million de rénovations globales et performantes par an), et
une diminution de l’ordre de 190 000 emplois dans la construction neuve (sur la base d’une construction de
250 000 logements neufs par an). L’industrie automobile serait la plus touchée négativement avec plus de
300 000 emplois perdus, du fait du recul de l’usage de la voiture, et par conséquent des ventes et de la pro-
duction, entraînant une baisse à proportion de l’emploi7. Cela serait partiellement compensé par la relocalisa-
tion de la production industrielle, notamment de batteries, par l’installation et la maintenance de bornes de
recharge, et par les emplois crées dans l’industrie du vélo et les services associés.
Qualitativement, des transformations clés concernent le nécessaire développement des compétences sur les
enjeux énergie-climat et sur l’évaluation, le pilotage et le contrôle carbone. Dans l’enseignement8, des disci-
plines essentielles à la transformation bas-carbone de secteurs comme l’industrie et l’agriculture prendront
de l’ampleur. Les formations, qu’elles soient initiales ou continues, et les dispositifs d’aide à la reconversion
devront être repensés avec le prisme de la décarbonation. Actuellement, les études prospectives sur l’emploi
et les compétences n’intègrent que trop peu les enjeux de décarbonation. Or, cette intégration doit être complète et concerner tous les secteurs si nous voulons pouvoir adapter la formation à la bonne échelle et à la bonne vitesse. La question épineuse des reconversions possibles entre secteurs exigera de plus une coordination intersectorielle forte, ainsi qu’une meilleure attractivité des métiers et des secteurs qui devront croître fortement : conditions de travail, revenus, mais aussi reconnaissance sociale. Le soutien aux TPE-PME
qui concentrent la création d’emplois est également indispensable.
Le PTEF propose un cadre clair pour la conception et la mise en œuvre d’une réelle politique industrielle à
l’échelle de la transformation bas-carbone. Elle doit combiner objectifs climat, résilience et emploi, en arti-
culant les actions à court et à long terme avec des objectifs chiffrés. À cette « doctrine », le PTEF adjoint
une stratégie de compétitivité économique pérenne, selon trois dimensions : compétence des individus et
des organisations, résilience locale des chaînes de valeur, réglementation forte et pensée sur le long terme
pour l’investissement et l’innovation dans la transition. La décarbonation de la France se fera de gré ou de
force. Si nous voulons qu’elle soit choisie plutôt que subie, cela repose sur une planification rigoureuse et
sur une concertation avec l’ensemble des acteurs de chaque secteur de l’économie. Depuis que nous discu-
tons avec les organisations syndicales et patronales, nous constatons que l’idée de planification, longtemps
déconsidérée, est devenue prioritaire. Le vice-président du MEDEF a reconnu dès septembre 20219 que la planification écologique était une nécessité. Moins d’un an plus tard, le gouvernement d’Elisabeth Borne mettait en place un Secrétariat général à la planification écologique (SGPE). Les enjeux climatiques et énergétiques seront-ils suffisamment intégrés aux feuilles de route de nos dirigeants économiques et politiques ? Il est de notre devoir de nous en assurer.
Pour en savoir plus sur le PTEF : rendez-vous sur www.
ilnousfautunplan.fr
Pour en savoir plus sur le Shift Project : rendez-vous
sur www.theshiftproject.org